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Maître Guyonnard

MAITRE GUYONNARD

Des collines aux pentes douces, comme un clapotis tranquille, fixé, immuable, pour un bon bout d’éternité ; des rivières lentes au fond de leurs vallées largement évasées, d’épaisses brassées de roseaux droits piquées au pied des berges, le bouchon placide du pêcheur, bouchon que le courant trop faible ne saurait faire dériver ; un bout de mare et trois nénuphars ; les longs herbages parcourus à lentes bottes fouettées de rosée ; des ormes épars sur le vestige d’un vieux talus où l’on s’assoit pour casser la croûte le cul sur une racine.

MATHIEU RAVENELLE connaît mieux les anciens chemins de halage que les autoroutes, les filets d’eau où siestent les grenouilles que les ruisseaux à truites, les taillis où griffent les ronces que les futaies à pique-nique.

Le temps, jamais, ne lui est trop lent, le chemin trop calme, le monde trop paisible. Il est de ceux qui vivent tranquilles, au jour le jour, et meurent sereins, le lendemain matin. On lui parle, on lui dit les malheurs, les angoisses, les peurs, il écoute et, d’un mot, parfois, apaise. Souvent même il n’est pas besoin qu’il réponde. Son aspect placide est pour autrui le meilleur des tranquillisants. Il soulage, il réconforte, il encourage. « C’est un brave homme qui sait comprendre les choses ». MATHIEU, lui, sait bien que crier sa plainte aux quatre coins du désert, la confesser en une chapelle obscure, la murmurer au plus secret, au plus discret des hommes, c’est toujours et d’abord sa souffrance parce qu’on l’a épanchée. C’est ensuite que les choses se gâtent toujours. Après la confession, tout change : l’homme qui a reçu la confidence devient une mémoire inquiétante et haïssable ; alors qu’on n’en voudra pas à la SAINTE-VIERGE (elle n’est pas d’ici, qu’elle est de bonne famille et qu’elle ne bavasse pas à tout propos) ou aux ombres du silence (elles n’existent pas) du secret parfois lourd qu’on leur a, dans un instant de faiblesse, dévoilé.

MATHIEU, cependant, sait tant de choses sur tant de gens qu’on lui accorde, avec l’estime qu’il inspire à chacun, un respect qu’on ne veut pas savoir entaché de crainte égoïste (« Pourvu qu’un jour, il n’ouvre pas sa boite à secrets, qu’il dégorge tout ce qu’il sait sur moi – ou sur les autres, mais ça je m’en fou, ou peut-être même que ça me ferait plaisir – pour s’amuser ou par maladresse, ou par un coup de blues, voire que, plus tard, avec l’âge, son self-control aura perdu ses amarres »). Voilà pour le brave homme.

Il est, dans l’âme profonde du pays comme un nœud dans le coeur d’un vieux chêne.

Il a tant voyagé et si longtemps avant de revenir parmi les siens qu’il fut presque un étranger, un ancien étranger tout au moins, et maintenant solidement intégré, indissociable, inextricable, accepté, nécessaire et au fond de chacun, sans doute, apprécié.

Pour JOSIANE CAINZOU, c’est plus que cela, et autre chose ; pour elle, MATHIEU, c’est le hâvre à l’abri des tempêtes, le père, le grand-frère, l’amant calme et rassurant. Elle le voit parfois pendant la semaine, mais surtout le dimanche dès le matin, lorsque MAITRE GUYONNARD va à la messe avec Madame son épouse. Quand il fait froid ou qu’il pleut, MATHIEU et JOSIANE se retrouvent parfois chez elle, plus souvent dans sa chambre à lui, ou n’importe où, au chaud et au sec. Mais au beau temps, dès les premiers matins, à la fraicheur encore acide, du printemps débutant, elle file à bicyclette, le vent léger taquinant ses cuisses, le rejoindre dans une lointaine grange, un abri à chasseur au milieu des roseaux, un sous-bois perdu, une meule comme égarée loin des fermes, plus tard dans la saison.

Ils vivent là quelques heures, le coeur et le ventre à l’aise. Elle lui raconte, il écoute.

Demain elle retrouvera son étroit magasin où la clientèle est si rare, non pas qu’on la fuie, mais quel commerce pourrait prospérer dans la petite ville qui agonise depuis tantôt l’autre siècle ?

MAITRE GUYONNARD vient, presque chaque après-midi, vers 3 heures, et JOSIANE enlève le bec de cane. Ce qu’il aime par dessus tout, MAITRE GUYONNARD, c’est lui raconter des histoires grivoises que, depuis vingt-cinq ans, il collectionne, les calligraphiant de sa fine écriture serrée sur de petits carnets (il en a toujours plusieurs dans la profonde poche intérieure de son éternel manteau noir). Cette copieuse collection, commencée lorsqu’il était en classe de cinquième au Petit Séminaire, il l’avait poursuivie au long de ses études secondaires, puis à la Faculté de Droit, au régiment, chaque nouveau milieu apportant sa brassée d’esclaffades nouvelles. Maintenant encore, les réunions d’anciens élèves, les repas d’affaires, les chaudes soirées des notabilités autour du cognac, pendant que les dames sirotent des liqueurs à l’autre bout du salon, tout cela c’est l’occasion de remplir de nouveaux carnets.

MAITRE GUYONNARD aime aussi reprendre d’anciennes plaisanteries, les accommoder d’une façon nouvelle, moderniser les dates, les lieux, attribuer au père Chopard ou au docteur Des Bornières telle ou telle histoire scabreuse entendue jadis, au fond d’une beuverie d’étudiants. Il faut voir aussi, avec quel plaisir alléché, il se précipite sur toute histoire nouvelle, bonne gaudriole qu’il tourne et retourne délicatement comme un petit objet précieux et fragile. Il faut voir aussi comment il choisit soigneusement, minutieusement, un à un, comme avec une fine pince, chaque môt, pour habiller, comme autant de plumettes chatoyantes. Il y pense pendant 8 jours, il la raconte à chaque copain rencontré, pour l’essayer. « Crois-tu que présentée comme ça ? ». Satisfait alors, il la couche enfin dans le carnet.

Pierre Flumelle, l’avocat, éprouve un délicat plaisir à confier à Maitre GUYONNARD de nouvelles histoires en les racontant volontairement de façon maladroite, avec des termes secs et sans chaleur pour voir ce que l’autre fera, comme d’un bout de ferraille tordu, un fin bricoleur obtiendrait le plus rutilant, le plus chamarré des pantins.

A JOSIANE CAINZOU, MAITRE GUYONNARD préfère raconter le premier carnet, celui des dortoirs aux draps tachés, des cabinets gluants. Il s’assoit sur le bord du lit, pantalon ôté, gilet déboutonné, les chaussettes bien tendues sur ses fermes mollets ronds, aux pieds ses escarpins toujours soigneusement lustrés.

- « Écoute, écoute encore celle-là ! ». Il s’esclaffe, s’étouffe, postillonne . JOSIANE, aussi, rit de bon coeur, sans trop écouter, à vrai dire ses polissonades régurgitées du fond de l’adolescence, contente seulement de voir le plaisir du vieux collégien. Une fois ses histoires salaces évacuées MAITRE GUYONNARD ne consomme pas toujours. Parfois aussi, il apporte des cartes postales graveleuses en couleurs ; des photos de nus, généralement par couples, triplettes ou quatuors (comme il l’explique entre deux sanglots de rire, c’est comme ça qu’il comprend la musique de chambre).

Il apprécie aussi les photographies du début du XXe siècle, bistres,longs bas noirs, immenses chapeaux à fleurs, gros culs bien ronds, athlètes en débardeurs, nuque rasée, accroche-cœurs et moustaches bravaches.

- « Ce n’est pas un mauvais homme, tu sais, MATHIEU... ».

Depuis la mort de son père, arrivé au bout de sa cirrhose, dix ans auparavant, MARIE-LOUISE buvait. On la retrouvait souvent, dès le petit matin, affalée dans les caniveaux.

Plus d’une fois, elle s’était laissée enfermer le soir dans le cimetière où elle se roulait sur les tombes, pleurant, hurlant, vomissant sa vinasse. On avait du confier à l’Assistance Publique ses deux enfants conçus au hasard, dans l’insouciance de quelque muflée.

Elle n’avait guère que vingt-cinq ans, on oubliait déjà son nom, et son prénom. On ne l’appelait plus que La Saoulotte.

Sauf JOSIANE qui la nommait toujours MARIE-LOUISE et qui lui parlait gentiment. Il y a 2 mois, MARIE-LOUISE s’était trouvée à la rue, chassée par son propriétaire de ce qui lui servait de chambre au fond d’une arrière-cour. JOSIANE l’avait recueillie, lui avait aménagé un lit dans le salon, malgré ses fringues qui puaient la crasse, la crotte et le vomi, malgré ses crises de rage et de désespoir, et ses hurlements.

Bonne pâte, JOSIANE ; et patiente. MAITRE GUYONNARD l’avait félicitée de son bon coeur, mais ne paraissait quand même pas très satisfait de cette situation nouvelle. Entendre la Saoulotte qui braillait ou qui ronflait de l’autre côté de la cloison pendant qu’il se vautrait sur le lit de JOSIANE, ce n’était guère agréable. Aussi, MAITRE RAVENELLE n’avait pas été surpris lorsqu’un soir, à la Brasserie des Platanes, le gendarme BERTHAUT lui avait exposé l’ordre reçu à la brigade de mettre la SAOULOTTE au bloc, sous le moindre prétexte, « pour son bien, lui avait-on dit, pour l’aider à se désintoxiquer »... Grand Café du Palais, là où se réunissaient, trois fois par semaine, les dirigeants du Club de Football présidé par MAITRE GUYONNARD. Il avait ajouté, mine de rien, que le capitaine de la gendarmerie prenait l’apéritif tous les soirs, au

... Il y avait bien une quinzaine maintenant que La SAOULOTTE passait chaque après-midi à partir de 14 heures au plus tard en prison. Et JOSIANE disait à qui voulait l’entendre que les flics étaient vraiment des salauds. MATHIEU écoutait son amie en silence, essayait de la distraire par quelque gentillesse ou plaisanterie.

Il y a bien longtemps, quand elle n’était encore qu’un bébé et que, lui, MATHIEU, approchait de ses 15 ans, il avait bien connu la mère de JOSIANE, voisine de ses parents. Une petite femme mince avec de grands yeux, jolie malgré les joues creuses et sa mine épuisée, brune, toujours vêtue de noir, qui vivait difficilement de travaux de ménage depuis la mort de son mari.

Tout le quartier de la Vieille Ecluse appartenait déjà à MAITRE GUYONNARD.

Un jour que MATHIEU rêvait dans sa mansarde, il avait vu le notaire discuter avec la mère de JOSIANE, dans la petite cour de derrière, près de la barrière qui donnait sur les potagers. Il expliquait qu’il était contraint d’augmenter fortement son loyer, qu’il était désolé de devoir imposer une telle charge à une jeune femme si courageuse, et si jolie, mais que ça pourrait peut-être s’arranger. Il s’est penché pour lui parler à l’oreille, elle s’est reculée vivement, flème, et lui a assené une magistrale gifle. MAITRE GUYONNARD, tout rouge, a regardé vivement autour de lui. MATHIEU s’était écarté de la fenêtre.

Pas de témoins, apparemment, et la femme était trop fière pour bavarder.

Fière ou pas, elle a du déménager peu après pour aller habiter dans une espèce de taudis où elle est morte, 5 ou 6 ans plus tard.

Quand JOSIANE a eu 18 ans, MAITRE GUYONNARD s’est occupé d’elle en souvenir de sa pauvre maman qui était si méritante, lui a-t-il expliqué.

A quoi bon révéler tout ça à JOSIANE ? La faire souffrir ? La voir voler dans les plumes de GUYONNARD qui, de toute façon, resterait le plus fort et se vengerait méchamment comme d’habitude ?

Et puis, enfin, ce vieux bonhomme et MATHIEU ne résument pas toutes les amitiés masculines de JOSIANE, foutre non ! Toujours pour le plaisir et pas souvent pour l’argent : le pion du collège technique ; parfois ses élèves ; M. Raphaël PIVAUT, la pâtisserie des Halles ; FRANCOIS-PAULIN qu’elle a déniaisé quand ils avaient quinze ans et pour qui elle garde une affection un peu protectrice de grande sœur. Et puis quelques discrets et furtifs pères de famille. MAITRE GUYONNARD sait bien tout ça et s’en fiche, pour l’instant. Quitte à en tirer profit pour se venger, salement, de JOSIANE si besoin est.

MATHIEU se tait.

Aujourd’hui, JOSIANE se met à parler sur un ton de hargne qui lui est inhabituel ; le sujet de sa colère, c’est le fils GUYONNARD, JEAN-MAXIME, vingt-deux ans, la tignasse gominée ; la moustache fine taillée comme celle d’Errol Flyn ; l’œil, une espèce de chose globuleuse, méprisante, qui englue de concupiscence corsages et jupons.... C’est le vautour d’après-bal et des sorties de cinéma. Il opère, avec deux ou trois complices, dans sa voiture. « Samedi soir, on s’est fait une petite péquenaude qui était venue toute seule au cinéma ; on a du la forcer, mon vieux ; il y avait du sang plein la banquette ». Le père ne veut pas entendre trop parler de toutes ces histoires.

Gloriole et irresponsabilité : « Je lâche mon coq, garez vos poules ».

 

La semaine dernière, le petit coq, un peu ivre, s’est attaqué à JOSIANE.

« - Eh, les copains, c’est la pute à mon père ! »

Ça n’a pas trainé : JOSIANE s’est jetée sur lui : coups de griffes, gifles, crochets des 2 poings, shoots dans le bas-ventre.

JEAN-MAXIME, K.O, debout, humilié devant ses copains, plié en deux par la douleur, il n’a pas insisté, mais « je te revaudrai ça ma salope ».

JOSIANE s’est tue, ne voulant pas peiner le père GUYONNARD.

« Même si c’est un maniaque, ce n’est pas un méchant type, je te l’ai déjà dit, mon petit coquin de notaire ».

« Tu comprends ça, MATHIEU ? Répéta-t-elle pour la énième fois à son vieil ami.

Nous sommes à la Mi-Décembre. La nuit tombe très tôt et il fait très froid.

L’autre semaine, MAITRE GUYONNARD, vers dix-neuf heures, sortait de son étude pour gagner le GRAND CAFÉ DU PALAIS. Un homme qu’il n’a pas reconnu, un colosse, a-t-il jugé (pour justifier sa couardise et son incapacité à se défendre) l’a attaqué au coin de la ruelle du Vieux Patis, l’a trainé dans l’ombre, l’a copieusement boxé, l’a assommé. Après lui avoir enlevé son pantalon et son manteau noir il l’a attaché à la vieille pompe qui lui a chuinté doucement son eau dans les chaussettes. Une eau glacée. Le vieux notable n’a été retrouvé et délivré qu’une heure plus tard. Les petits carnets égrillards qu’il cachait dans son manteau ont été déposés dans la boite à lettres de « La dépêche du libre Clairon », le journal local.

Le manteau noir et le pantalon ont habillé un vieil épouvantail perdu au fond d’un champ de la ferme des ORMEAUX, propriété des GUYONNARD.

Hier soir, à la Brasserie des Platanes, le gendarme BERTHAUT, si radin habituellement, a offert un DUBONNET à MATHIEU.

Depuis la mésaventure (« le strip-tease hydraulique », a dit on ne sait quel plaisantin) de MAITRE GUYONNARD, celui-ci a perdu beaucoup de sa superbe et de la crainte qu’il inspirait ; au sein des papotages diffus qui bruissent à propos de ce croustillant fait-divers, surgissent des révélations fâcheuses pour la probité professionnelle et morale du notaire.

« En voilà des sales types, les gens ! » constatait en son temps ALPHONSE ALLAIS.

Nos sales types à nous, chez nous, taperaient avec ardeur, à coups de pieds précis et douloureux, l’homme tombé à terre (en oubliant imprudemment que MAITRE GUYONNARD, un jour, retrouvera toute son autorité et son pouvoir de nuisance).

De ces rumeurs qui courent la ville, retenons-en une seule : c’est LÉON-TORCHON-SALE, un des serveurs du Grand Café du Palais qui a révélé que c’est à la demande du notaire qui voulait fricoter tranquillement avec JOSIANE, que la protégée de cette dernière, LA SAOULOTTE, a été emprisonnée et que, par conséquent, les gendarmes (hormis leur capitaine) ne sont pas des salauds. Dès que JOSIANE l’a appris, elle a intimé, à MAITRE GUYONNARD, par lettre recommandée avec accusé de réception adressée à son domicile, de se débrouiller pour ne plus jamais croiser son chemin s’il ne voulait pas ramasser une sacrée dérouillée comme, il y a peu, son fils.

Dans la Dépêche du Libre Clairon parue ce matin, on apprenait que l’enquête déclenchée à la suite de l’odieuse agression subie par MAITRE GUYONNARD était classée sans suite.

On s’encroute un peu chez nous, les grands évènements du monde nous passent au-dessus de la tête. Mais ici, c’est mon bled et j’aime bien mon bled.

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