La boite à musique

LA BOITE A MUSIQUE

 

C'était une très vieille maison épaisse , massive, tassée , percée de petites fenetres rares et d'une lourde porte cochère sombre. Solidement calée au delà d'un trottoir minuscule, sur la berge convexe de la vieille rue à la courbe lente aux gros pavés pustuleux , elle semblait faire la haie avec ses voisines aussi carrées qu'elle, arc-boutant leurs dos comme pour résister a la sourde pression de la colline , de ses arbres , de ses fleurs,           de sa nature sauvage et en protéger la vieille ville, ses ruelles humides , ses murs salpêtreux , ses toits gondolés , ses cheminées croulantes.

              Une fois passé le porche, nous trouvions à gauche, donnant sur le froid vestibule, le salon à peine éclairé par la lumière grise de la rue à travers les petits carreaux dépolis de la fenêtre étroite

              Un plancher grinçant sous son encaustique, une table basse ronde recouverte d'un long tapis brunâtre à franges , quelques fauteuils , un bureau bas, deux grands tableaux, tels sont les objets qui restent fixés dans mon souvenir . N'y avait-il pas aussi contre le mur du fond, un piano droit tout noir , d'un noir terne ,et qu'on n'ouvrait jamais ? Sur le bureau , quelques gros volumes reliés des numéros de l'Illustration du début du siècle que nous , les enfants , feuilletions avec passion .

Le maitre de maison , de petite taille, avait une robuste bedaine , nourrie , depuis des générations et des générations , de soupe aux choux, de boeuf mironton , de pain de ménage . La tête ,régulièrement arrondie , portait de lourdes moustaches noires, un gros nez coincé par la monture en fer de ses petites lunettes ; le crane chauve rehaussait une demi- couronne de cheveux durs et noirs . Un gilet gris foncé à ramages, un costume sombre complétaient sa silhouette.

Mes yeux d'enfant , près de quarante ans plus tard, ne savent plus s’ils ont imaginé un col dur casé ou si c'était une chemise molle et fripée gui se cachait à demi derrière la cravate noire. Il est la assis , pas trop tassé dans son fauteuil ni souriant ni renfrogné , pas bavard. Il ne parle pas beaucoup et peut-être n'en pense guère plus.

Mon père tisonne doucement la conversation, de quelques phrases conventionnelles. Il  n'obtient guère de réponses. Tu peux toujours tisonner n’en tirera pas de  flammes claires et crépitantes, tu ne verras pas éclaircir la triste pièce per une conversation brillante.

Le soliveau va continuer à se consumer lentement, lentement, pendant des années, sans flammes, sans chaleur, sans fumée; paix à ses cendres :

Les cendres ternes et rares de ce bonhomme qui a économisé la vie,  les objets,        les passions qui est regardant, qui n’a jamais gâché, jamais jeté quoi que ce soit. Il est prudent, très prudent ; il n'écoute pas la B.B.C., c'est trop dangereux ; il entend les informations de Radio-Paris bien distraitement sauf si l’on parle de rationnement de tickets de pain de bons de chaussures. Il n’a pas d'opinion  politique (tout ça, ça sert à quoi?). S'il a toujours voté pour le notable local, longtemps sénateur, c'est qu'il votait pour l'enfant du pays, comme tout le monde. Il ne se risque à rien, il ne risque rien, lui comme les autres petits bourgeois, p­etits rentiers, boutiquiers, petits notables. Dans les vitrines des magasins , il regarde les bijoux, les bibelots, les meubles cossus, les magazines aux couvertures somptueuses.

Il regarde. " Regarder , ça ne coûte rien ". Il ne tire même pas toujours de plaisir à regarder . Il regarde parcequ'il ne faut rien perdre . Un coup d'oeil un souvenir c'est toujours ça de pris … Il s'accroche à ses petites choses, à sa miette de vie comme un escargot à son coin de mur sombre et humide.

Mais il n'est peut-être pas si simple que ça l'escargot: en effet, sur les murs du salon, figurent, luxe inouï, deux grands tableaux, en buste, du maitre de la maison et de son épouse.

Le tableau de l'homme ressemble cruellement à  son modèle assis là en –dessous.

La femme… La femme est minuscule, que ses douze ans dépas­sent de quelques bons centimètres. Elle est énorme, ses gros seins retombant sur son gros ventre.

J’imaginais, sous cette obésité tronculaire, des cuisses maigres et dures, des jambes petites avec un mollet court et haut situé. La tête, c'est un gros poing avec un long nez pointu , des lèvres minces, une tignasse drue , bas et mal plantée, encore presque totalement noir de jais malgré les ans. La peau est cireuse et empâte à la fois, malsaine . Sur le tableau, elle porte une lourde robe violette , aux plis somptueux, aux reflets chatoyants .

La respectabilité, l'honorabilité appellent le velours, le brocard, le cossu .

La petite bonne femme, dans le salon , elle, porte une simple robe noire sous son tablier gris . Elle virevolte, elle s'agite ; des mots fades dégoulinent sans s'arrêter de sa bouche qui s'entrouve à peine ; elle grince de temps un temps d'un rire un peu sec, un peu inquiétant qui doit facilement devenir méchant .

Elle m’ évoque irrésistiblement la grosse fermière qui, dans « les mémoires d'un âne » , le livre de chevet de ma petite enfance, frappe avec hargne, de son bâton, le pauvre Cadichon sur lequel elle est perchée avec ses lourds paniers. C'est la petite bonne femme qui surgit toujours d'un repli du bocage normand. . Vous l'avez, comme moi, souvent rencontrée. Pourtant elle vit surtout dans son terrier , sa cuisine, son salon, sa buanderie, , en taupe recluse, aveugle à ce qui n'est pas enfermé par ses quatre murs son toit et 1a clôture au fond du jardinet. Si son mari, l'escargot silencieux, sort chaque jour pour travailler , la taupe , elle, s'active au foyer

" Venez, les enfants, venez voir dans la cuisine".

Elle nous emmène vers le fond de la maison. La pièce est assez grande, assez claire: le ciel gris au dessus de la colline réverbère une luminosité maussade, immobile, cafardeuse comme la petite ville ;cette atmosphère ne vient peut être pas du firmament ; elle suinte peut-être des murs

 

gris et poisseux de la cité vieillarde.

Passant par la porte vitrée et la fenêtre,  elle bave dans la cuisine, s'étale visqueusement sur la solide table de chêne , sur l'évier blafard , sur la cuisinière à charbon, , sur sa fonte noire, sur ses poignées et son robinet de cuivre. Elle va mourir dans la cheminée où s'entassent des balais ,une pelle à poussière , le seau à charbon .

Elle est bien différente de la grisaille qui s'appesantit peu à peu dans le salon , venue de la rue étroite et déserte à cette heure. Cette rue, je la connaitrai quelques années plus tard vibrent soue les chaînes de centaines de chars d'assaut, sous les roues des lourds camions, des canons,         des motos quand les futurs vaincus monteront vers le front de Normandie , quand les vainqueurs défileront vers Paris. Elle aura, vingt ans plus tard , les honneurs réguliers des bulletins radiophoniques quand ses bouchons légendaires annonceront rituellement le retour des vacances.

Mais maintenant seule une voiture à gazogène, les pas d'un piéton pressé l'animeront , un furtif instant .

Les gens ne sortent pas ; les gens se rencoignent, se renferment, cloportes sous leur pavé humide , limaces sous la tuile cassée e araignées sous le chevron poisseux.

Ils vont se ratatiner là, ils vont mourir lentement, chaque heure de chaque jour , chaque jour de leur vie , tapis dans l'ombre , dans l'humidité, dans le froid dans la sécurité.

Mais pourquoi , lorsqu'ils sont morts , les extir­pe-t-on de leur trou ? Pourquoi les emmène-t-on dans le cimetière ?

Retournons dans la cuisine ; l'inventaire n'en est pas terminé. Dans le coin là-bas, derrière la cheminée , un petit fauteuil à bascule contient une toute petite vieille , toute menue , toute desséchée , toute diaphane. C'est la mère de monsieur. Elle a quatre -vingt ans. Son nez est mince et long , marqué de petites veinules rosâtres, débordant à peine des paupières rougies, des larmes éternelles semblent diluer le bleu presque effacé de ses yeux.  Le menton pointu tremblote doucement .

"Regardez , les enfants, dit la taupe , on va faire chanter la grand-mère.

"Tiens, grand- -mère, si tu chantes , tu auras un biscuit. Allez , chante , chante.

L'escargot proteste à peine .

Des lèvres minces de l’aïeule, sortent des bribes de couplets de son enfance , une petite chanson faiblarde , un oisillon ,malingre , aux grands yeux de poussin mort-né, aux ailes déjetées et déplumées qui volètent maladroitement vers la fenêtre , vers le petit jardin, ce petit jardin qui grimpe courageusement à l'assaut de la colline         vers les grande arbres là-haut autour du chateau ,vers le ciel libre. Son petit bec mou se cogne à la vitre et la chanson tombe morte, à terre .

Grand-mère grignote avec avidité. Cette petite vieille n'est plus qu’une boite à musique déglinguée qui fonctionne avec des biscuits.

La taupe joyeuse est en verve aujourd'hui : bientôt trois oisillons gisent au pied de la fenêtre et la grand-mère termine son troisième petit beurre .

" E11e est amusante hein ? les enfants ?"

Les enfants aussi ont eu droit aux biscuits. Ils n'ont pas eu besoin de chanter ; ils ont dit seulement merci .

" Vous reviendrez nous voir , les enfants ? Vous êtes des amours . Revenez quand vous voulez "

"Oui , madame. Merci, madame, Au revoir ,madame " .

 

 

 

Ajouter un commentaire

Anti-spam
 
×