L'ESPRIT DE FAMILLE

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Tante Maréchal, c'est une vieille dame, avec de grosses lunettes, avec un maigre chignon qui ramasse ses cheveux si rares, et tout blancs. Elle est si menue, si ratatinée, si frileusement repliée que même les tout jeunes enfants voient bien qu'elle est toute petite. Elle est toujours vêtue de sarraux et de fichus gris-sombre. Elle parle d'une voix grinçante et criarde de sourde.

Elle parlait, plutôt. Car, maintenant, gravement malade, elle ne quitte plus son lit d'où émerge à peine, entre les oreillers et le couvre-lit, sa petite tête d'oiseau déplumée. Et c'est le souffle court qu'elle réclame encore, de temps en temps, sa tisane et un biscuit.

Tout le monde, d'ailleurs, maintenant parle moins fort ; et même cousine Dorothée, le soir, étouffe les fous rires qu'elle a pourtant du retenir toute la journée sous le regard sévère de M. Marcel, le chef de bureau.

Elle est belle, Cousine Dorothée et Isoline voudrait bien lui ressembler plus tard.

Isoline a cinq ans. C'est déjà une grande fille qui aime les jolies robes avec des volants à fleurs, les bas blancs et les souliers vernis noirs. Elle s'habille en princesse avec les colliers de Maman et avec les boucles d'oreilles de Cousine Dorothée. Parfois Tante Maréchal a bien voulu lui prêter son éventail peint de jolies fleurs jaunes et rouges. Elle a huit poupées et elle leur fait de grandes robes et de longues capelines avec des morceaux de tissu moiré, de taffetas, de soie que Maman va chercher pour elle au fond de sa boite à ouvrages. Elle lui donne aussi des petits rubans de toutes les couleurs pour attacher les robes car la petite modiste ne dispose encore que d'une paire de ciseaux à bouts ronds. Le Père Noël lui apportera bientôt une boîte à couture.

L'année dernière, il lui a donné une grande boîte de crayons de couleurs qu'Isoline emporte tous les jours à l'école pour faire de beaux dessins (et pour empêcher Petit-Bruno de griffonner partout sur les murs de la maison).

Petit-Bruno voit les choses que les grands ne voient pas et entend les choses que les grands n'entendent pas, car il n'a que deux ans.

Il voit les combats des bêtes monstrueuses au milieu de la poussière dans les rainures du parquet ; il voit les lutins derrière le porte-parapluie de cuivre, il voit les libellules-fées qui volent dans les fleurs du papier peint quand le soleil entre dans le salon.

Il a même vu une fois, par un beau midi d'été, le soleil lui même prisonnier, qui se débattait dans le verre de vin que Papa levait à la santé de la Tante Maréchal.

Quand il bouche fort les deux oreilles avec ses doigts, il entend, au rythme de son coeur, les pas lourds et pressés de l'énorme chevalier de bronze qui descend l'étroit escalier de pierre du vieux donjon.

Quand il se cache au creux de l'après-midi, derrière le grand fauteuil, il entend, enveloppés par le bruissement du silence, les bruits rares du petit village : la pompe municipale qui fuit doucement, hoquetante, sur le trottoir devant la maison ; le chien enchaîné qui, au fond d'un jardin, aboie son ennui ; la musique de l'enclume chez M. Delalande.

D'autres fois, il bâtit des palais avec les cubes que lui a donnés Maman ou il les transporte dans les vieux wagons du train mécanique cassé de Papa. Sans faire de bruit, pour ne pas réveiller Tante Maréchal.

Le papa, c'est Papa ; et la maman, c'est Maman.

Papa, quand il rentre le soir, installe sa petite fille et son petit garçon à califourchon sur ses cuisses et les fait sauter très haut. Et tous les trois rient très fort.

Maman emmène Isoline et Petit-Bruno dans les chemins profonds pour y cueillir des fleurs ou ramasser des marrons. Quand il pleut, elle raconte des histoires drôles. Et, pour le soir, elle sait des chansons douces.

Tante Maréchal, hélas, est toujours malade ; et le docteur est venu plusieurs fois cette semaine, un grand monsieur chauve qui hoche la tête d'un air sérieux et inquiétant.

Tante Maréchal a dit, à plusieurs reprises, que Blanche-Emilie venait la voir de plus en plus souvent. Blanche-Emilie portait une longue robe de satin blanc qui cachait ses genoux, des bas rose-pâle et des souliers blancs. Elle a toujours ses longs cheveux aux torsades dorées, retenus par un gros ruban rouge. Et d'une voix geignante de petite fille qui s'ennuie, elle répète interminablement : « Viens jouer avec moi, viens jouer avec moi.

Maman a expliqué à papa que Blanche-Emilie était une soeur de Tante Maréchal, plus jeune qu'elle, et qui était morte en bas-âge.

Petit-Bruno a bien vu et bien entendu Blanche-Emilie un jour qu'il était rentré silencieusement, à quatre pattes, par la porte restée entrouverte de la chambre de la malade. Mais elle ne correspond pas du tout eu portrait qu'en fait Tante Maréchal.

Non, elle ressemble à un cerf-volant, en forme de coeur, fait d'une sorte de papier huilé transparent, blanchâtre. Elle flottait dans la chambre en pleurnichant et Tante Maréchal lui a dit qu'elle allait bientôt venir jouer avec elle.

Petit-Bruno a été très troublé par cette scène et n'en a parlé à personne.

Un matin, il y a eu des bruits furtifs dans la maison, des pas pressés, des meubles qu'on déplaçait doucement. Madame Delalande est venu chercher Petit-Bruno et Isoline. Elle leur a donné des dominos, des journaux avec beaucoup d'images, et un grand verre de limonade ; et une tartine de confitures. Isoline n'est pas allée à l'école. Les deux enfants ont mangé et couché chez Madame Delalande. Ils se sont un peu ennuyés.

Le lendemain, par la fenêtre, ils ont vu beaucoup de monde tout en noir devant l'église. Et il y avait aussi le cheval tout noir, décoré avec de l'argent, qui tirait la voiture toute noire, décorée avec de l'argent. Et derrière il y avait Papa tout en noir avec son chapeau à la main ; et puis Maman et son bracelet d'argent et Cousine Dorothée, tout en noir aussi, avec des voilettes noires qui cachaient leurs visages, mais Isoline les a quand même bien reconnues.

L'après-midi, Cousine Dorothée est venue chercher les enfants. Elle a expliqué que Tante Maréchal était partie en voyage et qu 'elle reviendrait dans très longtemps. Isoline a un peu froncé les sourcils.

Pendant la nuit, elle a fait un beau rêve qu'elle a raconté en prenant le petit déjeuner.

Elle a vu Tante Maréchal qui parlait à une petite fille vêtue d'une longue robe blanche, avec des bas roses et des souliers blancs, avec un gros ruban rouge dans les cheveux et elle lui disait : « Mais je suis une vieille dame maintenant, je suis vieille et fatiguée, je ne peux

plus. »

Alors la petite fille est venu secouer Isoline par le bras en lui répétant avec impatience : « Viens jouer avec moi, viens jouer avec moi ». Et alors Isoline s'est réveillée. En entendant ce récit, Cousine Dorothée a pouffé de rire.

Papa et Maman se sont tenus par la main et se sont regardés, souriants, les larmes aux yeux, attendris.

Petit-Bruno a haussé les épaules en pensant que les filles, çà raconte n'importe quoi.

(Jacques Rogel — Août 1978)

 

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