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LES PIEDS GELES

.Ce matin, je n'ai pas eu envie de faire du ski. Et , au lieu de suivre mes amis jusqu'à la station du téléphérique , je me suis dirigé , au-delà du village , vers les vieux hameaux abandonnés qui jalonnent les basses pentes de le montagne . Ils sont joints par un petit sentier qu'on voit onduler selon la fantaisie des bornages qui limitent les prairies maintenant dissimulées sous l'épaisse couche de neige. Ce chemin à l'accoutumée peu fréquenté , est désert à cette heure.  L'air est sec et piquant    le ciel est bleu vif , moins éblouissant encore pour le regard que la campagne blanchie .

Au crissement de la neige qui se tasse sous mes après-skis ne se mêlent guère d'autres bruits : peut? être ma respiration un rien accentuée par l'effort de la marche , parfois le bruit mat d'un paquet de gl ce chutant d'un sapin . Le chemin devient plus étroit lorsqu'on aborde un troupeau de ces maisons mortes aux toits écroulés sur des murs encore solides. La rare population  montagnarde qui vivait chichement , là , sur ces pentes arides , n'a plus raison d'être ; et les gens ont émigré vers la station de sports d'hiver ou les faubourgs usiniers des grandes villes de la vallée , abandonnant , sans regrets , aux rudesses du climat, les hameaux de leurs ancêtres.

Je suis déjà à trois bons kilomètres de mon hôtel et devant moi se dessine la petite montée qui nous sépare de la vallée voisine. Au bord du chemin, s'y dressent une quinzaine de masures qui paraissent tout aussi désertées que celles que j'ai dépassées jusque là . Pourtant à mesure que j'approche, il me semble entendre des voix.

Je distingue bientôt que l'une d'elles , celle d'un homme dans la force de l'âge , ferme et enjouée , chante une sorte de comptine que reprennent les timbres clairs d'un groupe d'enfants. Devant la maison qui se trouve la plus

élevée sur la pente, je vois l'homme : il sautille sur place , se battent les flancs de ses bras pour se réchauffer Sa barbe fournie , est presque grise. Il porte une curieuse toque noire , de fourrure. Il parait un peu boudiné dans un manteau sombre, informe , aux pans très longs .

En face de lui , des enfants , quatorze enfants , de six à huit ans environ , vêtus d'une longue pèlerine

(comme les écoliers en portaient il y a déjà bien longtemps), coiffés d'un béret, sautant en cadence avec l'homme. Et ils reprennent après lui toujours le même refrain bizarre :

" gelés , gelés , gelés,"

" je les ai gelés "

" je les ai, les pieds "

" gelés, gelés , gelés "

je les ai gelés

"je les ai , les pieds"

 

Pour m'approcher d'eux , je ne peux couper à travers un champ qui n'est guère long que d’une vingtaine de mètres mais où j'enfoncerais jusqu'à mi-corps dans la neige . Il est d'ailleurs bordé par un épais talus , le long du sentier . Ce dernier se courbe pour contourner une vieille grange (qui va me masquer un instant les sautilleurs) et pénétrer dans le cœur du hameau d'où je pourrai facilement les rejoindre .

Pendant que je passe derrière la grange et que je ne les vois pas , je n'entends plus leur chant. Curieux effet acoustique. Mais lorsque je débouche dans le hameau et que je regarde là où devraient se trouver l'homme et les enfants, je n'aperçois qu'un grand sapin et , devant lui , quatorze petits sapins .

La maison qui se trouve plus haut sur la pente n'a pas l'air trop délabrée. Sur le linteau de pierre, on lit " Ecole Communale " ; difficilement, les lettres étant presque effacées . L'homme et les enfants ont disparu et je n'avais pas remarqué qu'il y eut là des sapins .

Je ne vois aucune trace de pas , de piétinement sur la neige. Il n'y a aucun bruit . Je rentre dans l'école, je fais le tour des maisons ; personne . Tout ceci parait abandonné depuis des années.

Intrigué, doutant de ce que j'ai pu voir , je ressors du village par le chemin que j'ai emprunté à l'aller. Lorsque j'ai dépasse la grange qui en m rque la limite , j'entends à nouveau le refrain lancinant :

" gelés , gelés , gelés "

" je les ai gelés "

" je les ai , les pieds "

Et je vois à nouveau sautillants , l'homme et les quatorze enfants. Je fais demi-tour en courant et rentre dans le hameau.

A nouveau , le silence. Et l'absence. Ou, tout au moins, à la place de l’homme je retrouve, encore le grand sapin et, à la place des quatorze enfants les quatorze petits sapins .

Toujours aucune trace sur la neige . Même les marques de mes souliers, faites quelques minutes auparavant, ont disparu. Je refais l'expérience plusieurs fois : quand je ressors du village, je revois l’homme, les quatorze enfants et j'entends leur refrain . Lorsque j'y reviens , c'est pour retrouver les sapins sans la chanson • Je décide alors pour éclaircir le mystère , de m'approcher des quinze humains pendons qu'ils sautent et qu'ils chantes , et sans les perdre de vue le moindre instant. Depuis le sentier à l'entrée du village , j'entreprends donc l'escalade du talus, difficultueuse, et c'est après avoir roulé plusieurs fois dans la neige épaisse que me retrouve enfin dans la prairie. Il m'a fallu , pour ce faire      dix bonnes minutes et , pendant ce temps , mes  quinze gaillards ont continué infatigablement leur sautil­lement.

" gelés , gelés, gelés "

" Je les ai gelés "

" le les ai encore, les pieds " .

 

Il me reste à patauger jusqu'au ventre pendant vingt mètres pour les rejoindre. Mais, brutalement     une tempête de neige , comme i1 en apparait parfois â cette saison, s'est abattue sur la montagne et l'épais rideau blanc m'a­veugle, me masque les danseurs dont l'entends cependant toujours les voix :

"gelés,gelés , gelés "

  Je fais alors demi-tour , le vent du neige me pousse, me refoule ... et disparait soudainement lorsque j'ai atteint à nouveau le chemin. Le ciel est bleu et clair, les enfants et l'homme continuent sens fatigue leur manège.

De retour à l'hôtel , je retrouve sans surprise au bar La Frite , le vieux moniteur de skis alcoolique . Il accepte volontiers un pastis et nous bavardons, de ces propos décousus destinés à faire doucement passer le temps afin que dure encore un peu plus le plaisir de la boisson.

 

" Jo, deux autres pastis "

Je raconte à La Frite ma promenade de la matinée en omettant toutefois de lui narrer la scène à laquelle j'ai assisté et qui m'a paru bien étrange . Je l'interroge, habilement , sur ce dernier hameau traversé . J'apprends ainsi qu 'il est abandonné depuis plus de trente ans , que l'école n'a pas été ouverte très longtemps et qu'elle a eu , au plus , quatorze ou quinze élèves à la fois .

" Mais , me dit La Frite , ces maisons vont pouvoir revivre. Pas l'hiver , car elles sont trop éloignées des pistes de skis. Mais        dès cette année , mon neveu Roland va y ouvrir une colonie de vacances • Dès la fonte des

neiges , il va commencer les travaux de restauration .

" Ça va surement bien marcher. Tenez une école de la banlieue Lyonnaise lui a déjà envoyé ferme quatorze inscriptions " .

 

Or donc survint Roland. La Frite me le présenta et je reconnais sans surprise l'homme qui ce matin sautait et chantait avec les enfants . Sa barbe , cependant,  était moins fournie et encore blonde .

Je le félicitai de son initiative et nous parlâmes quelques instants de ce projet. Il m'explique , entre autres,
que pour dégager une aire de jeu , il allait abattre les sapins devant l'école : " Pas le grand , mais les quatorze petits " .

" Quelle horreur ! » m’écriais-je « Et que croyez donc que vous allez faire lorsque vous les verrez saigner ?"

 

Roland m'adressa un rire un peu narquois. Puis il demanda à Jo un couteau bien effilé et se fit une légère entaille sur le base du pouce. Il en coula  non pas du sang , mais ce qui me parait être une sève un peu poisseuse Jo et la Frite me regardaient d'un air franchement moqueur.

 

" Evidemment , dans ces conditions » murmurai-je con­fus.

Et je partis très vite car j'ai horreur de me sentir ridicule

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