Créer un site internet

CONTE (POUR RESPECTER LA TRADITION).

CONTE (POUR RESPECTER LA TRADITION).

J'ai choisi le restaurant le plus grand, le plus cher et le plus vide. Seulement, de-ci delà, un dîneur insonore et presqu'aussi immobile que les cireux pensionnaires du musée Grévin. Le silence est austère et de bon ton, comme on l'imagine être dans un club anglais ou comme serait celui d'une cathédrale où une grasse moquette et d'épaisses tentures ouateraient les sons rares du recueillement. On m'a installé, masqué par une large colonne, au plus creux d'une profonde encoignure.

Tout au long de mon repas, je lisais une revue sérieuse, peu attentif au passage furtif des serveurs, à leur efficacité silencieuse. La nourriture était excellente que je consommai avec modération et soulignai, de loin en loin, d'une gorgée d'un grand cru. Lentement, calmement, je savourai, page après page, les articles de ma revue.

Et puis, ils sont entrés bruyamment, le verbe sonore et des rires plein la gorge. Trois solides gaillards, larges et hauts, lourds et épais, des notables trop bien nourris, sûrs d'eux et de leur importance. Deux asiatiques et un blond d'allure nordique. Leur conversation bruyante ne pouvait laisser ignorer à personne qu'ils arrivaient, fourbus, d'un long voyage. On pouvait, à juste titre, supposer que plusieurs whiskies dans quelque bar avaient restauré passagèrement leur énergie, en même temps qu'ils leur accordaient cette jovialité facile. Ces trois-là paraissaient avant tout satisfaits d'avoir pu atteindre, ce soir, cette étape. "Ce n'est pas nous qu'on ferait dormir à la belle étoile" dit le blond. Et ils partirent d'un énorme éclat de rire.

Agacé, je refermai ma revue, demandai rapidement l'addition et je sortis. Puis je regagnai mon hôtel par de longues avenues calmes, à l'heure où déjà la nuit assassine lentement la ville. Le passant frileux, voûté dans son blouson de cuir, m'inquiète et s'inquiète à la fois lorsqu'il va croiser mon chemin. Au fond d'une rue transversale, des éclaboussures de néon révèlent une brasserie, lointaine comme ces mirages inaccessibles qu'on n'a d'ailleurs pas l'intention d'approcher. Je préfère, ce soir, ma silencieuse solitude.

Elle est, hélas, brutalement interrompue quelques rues plus loin, devant une clinique d'accouchements. Une infirmière et le portier repoussent vigoureusement vers le trottoir une longue femme maigre, si maigre et plate que son ventre paraît concave. Et elle hurle : « Mais laissez-moi entrer, laissez-moi entrer ! Puisque je dois accoucher cette nuit ! » Et elle secoue son bonhomme, un petit malingre à l'air ahuri : « Mais fais quelque chose ! Dis leur quelque chose ! » Police-Secours arrivait à ce moment et j'ai continué mon chemin.

J'aime, dans les hôtels bardés d'étoiles ou dans les immeubles cossus, j'aime utiliser les escaliers que personne ne prend jamais et qui sont d'ailleurs dissimulés dans un détour de couloir ou derrière une porte discrète comine pour inciter le visiteur à s'enfermer dans l'ascenseur (que, persormellement, j'abandonne aux zombis).

Cet escalier-là s'enroule entre de solennels papiers peints Empire. L'éclairage a cette discrétion qui veut vous aveugler de cette certitude que c'est le bon goût qui règne céans. Cela ne me déplait point et dans cette lente montée silencieuse, je ne croise habituellement que des ombres discrètes, et bien élevées, il va sans dire, de furtifs fantômes de bonne compagnie. J'y vois aussi, aujourd'hui, terré dans un angle, accroupi, un long jeune homme blond en chemise de nuit blanche et qui me regarde avec de grands yeux angoissés.

La clé dans la serrure me paraît agir avec une bruyance incongrue. La chambre est étonnamment calme, livrée seulement aux lents chuintements des tuyauteries paresseuses qui se racontent, l'une à l'autre, en ces longs chuchotis, la vie intime de l'hôtel.

Le lit cache son étroitesse sous du satin bleu ciel. Le fauteuil, c'est une douairière qui, les cuisses écartées, tend sa robe de satin bleu ciel sur ses frêles gambettes tordues qu'a tant aimées Louis Quinze.

Les larges rideaux (satin bleu ciel; évidemment !), entrouverts, vous invitent à regarder la scène de la rue sans attendre d'hypothétiques trois coups.

Si j'ouvre le poste de radio, il crachotouille d'à peine audibles Beatles. Si je branche la télévision, elle débagouline, bloquée sur la première chaîne, d'infatigables chevauchées westerniennes.

De guerre lasse, je vais dans la salle de bain insinuer mes épaules de largeur standard entre les parois d'un étroit récipient qui, muni de robinets, d'une douche et d'une bonde de vidange, évoque assez fortement une baignoire. Mes cent quatre vingt centimètres peuvent s'y replier en de multiples segments qui se raccordent selon des angles très aigus.

Dans la douceur du bain, je lus lentement la nouvelle de Borges, « L'autre ». Ensuite je fermai les yeux et je me mis à rêver. J'attendis, lové dans cette eau tiède et rassurante comme les eaux d'un ventre maternel. J'attendis longtemps et peu à peu l'eau se glaçait et il ne se passait rien. Peut-être l'endroit n'était il pas le bon, ou le moment n'était pas le bon ou je n'étais pas le bon.

Alors je suis sorti de la baignoire, je suis allé écarter les rideaux de satin bleu ciel et j'ai regardé la rue, je l'ai regardée, sans bouger, jusqu'au matin ; et rien n'est arrivé. Puis un travailleur matinal est passé sur son vélomoteur, les voitures-pompes ont lavé à grande eau l'avenue. Non, décidément, il ne se passera plus rien.

Ce n'était plus la peine d'attendre, je me suis habillé prestement et je suis parti.

Dans l'escalier, le grand jeune homme blond à la longue chemise blanche sanglotait :

« Cà a raté, çà a encore raté ! Quelque chose a du se détraquer quelque part ! » Et il cachait sa tête sous ses ailes pour mieux dissimuler sa peine. Et le boeuf et l'âne le léchaient doucement pour le consoler.

Eh oui, l'Ange ! Cà a foiré !

Drôle de vingt-cinq Décembre !

(Jacques Rogel- 1978)

 

Ajouter un commentaire

Anti-spam