L'ANDANTE DU QUATORZIEME FEUILLET .

L'ANDANTE DU QUATORZIEME FEUILLET .

 

On ne glissait sur lui que des regards d’indifférence. Comment l'aurait-on remarqué ? Un petit bonhomme un peu vouté , des vêtements ternes de poussière et d'ennui, trois ou quatre longues mèches pelliculeuses sur les épaules, des escarpins avachis    de gros yeux perdus derrière leurs épaisses lunettes . Et il rase littéralement les murs ; il s'aplatit presque contre eux pour laisser passer le bourgeois important, la commère ou l'enfant qui galope derrière son cerceau.

A petits pas apeurés, il rentre vite se percher dans sa mansarde là-haut      sur le haut de la vieille maison biscornue qui plonge ses fenêtres chiches sur des curettes à odeur de chou fade et de viande tournée. En entrant dans sa chambre, on bute presque sur un poêle en fonte bas qui, avec une petite table – guéridon ronde, occupe la plus grande surface du carrelage rouge aux éléments disjoints . Il doit bien y avoir un lit ; dans le coin sombre, là-bas , sans doute. Pas la moindre fleur sur la table ou sur l'appui de la fenêtre , pas non plus le moindre reflet de quelque mimi pinson qui pourrait parfois penser à en apporter .

Symphorien vit seul, irrémédiablement seul, terriblement seul." Non pas terriblement, dirait-il doucement, j'ai ma musique , j'ai mon violon ,et la flute à bec ."

" Je peux jouer, sans crainte de déranger le vieil ivrogne qui cuve à côté, ou la fille braillarde qui rit toutes les nuits avec des soldats . Je suis seul , bien entouré par la vie des autres , sans déranger personne et je joue , mon Dieu , comme je joue !

     Je compose aussi parfois ,-pour moi , bien sur-, de petites choses , sans importance , mais qui me font tant plaisir , et que je cache dans mon vieux coffre sous le lit.

 

" Parfois , à l'église , quand il n'y a personne , je joue mes œuvres y, un instant , pas trop fort , sur l'orgue . Si monsieur Le Curé me surprenait, mon dieu! , quel drame;..., bien que ma musique soit très convenable".

 

Il n'y a guère de risques pourtant qu'il scandalise le prêtre ( peut-être plus complaisant que tu ne le penses , Symphorien ! ), c'est que notre bonhomme , vague employé d'écriture dans quelque incertaine administration , a peu souvent , hormis lors des grandes messes du dimanche, le plaisir               de poser ses mains sur le noble clavier .

Et c'est trop souvent dans sa mansarde qu'il doit imaginer , qu'il doit rêver qu'au lieu des lamentations

et des criailleries du violon ou de la flute, c'est le plus prodigieux des orchestres symphoniques qui , un jour peut-être , interprétera ses œuvres les plus secrètes .

La vie de Symphorien s'est écoulée ainsi , le temps de trois décades , du bureau à la chambrette ,de la chambrette à l'église , le coeur toujours heureux , secrètement , des oeuvres qu'il chérissait en lui et qui mourraient avec lui . Ou qui survivraient avec lui ... Lorsqu’il se fut réveillé de sa mort après que l'indicible épouvante se soit dissipée , Symphorien était sur un monumental balcon fait d'une pierre inconnue ,scintillante et transparente à la fois , auréolé d'une luminescence étrange , à mille pieds au dessus de la foule infinie qui , la ferveur et l'admiration scandant le rythme emphatique de leurs voix , répétaient encore et encore :"L' andante du quator­zième feuillet ! l'andante du quatorzième feuillet " .

Et de tous les horizons de ce monde d'au delà du monde , surgirent les accords somptueux de l'andante du quatorzième feuillet , les gerbes de violons couchées par . la tornade lyrique , les fières futaies des cuivres opulents, l'orage des tambours soutenant l'envol de la sereine mélo­die que libérait un piano d'une éclatante et ferme sonorité.

 

La foule s'était agenouillée .

Et Symphorien , immobile , les yeux fermés , lais­sait couler lentement sur ses joues des larmes de joie . C'était bien l'andante du quatorzième feuillet que , pendant de trop courtes et de trop nombreuses nuits d’insomnier que pendant trop de désespérances angoissées, il avait , en vain   sa vie durant , essayé d'écrire .

Et les pages du quatorzième feuillet étaient restées immaculées , vierges de la moindre annotation .

Symphorien écoutait maintenant cet andante tel qu'il l'aurait voulu , aussi irréellement beau qu'il l'avait rêvé . Et c'était lui,  lui Symphorien qui l'avait crée , de ses angoisses, de ses efforts vains , de ses désirs inaccomplis , de la substance même de toute sa vie . Et , devant lui , le peuple infini était prosterné . Et quand la musique se fut achevée , et quand l'énormité du silence eut enfin lentement  soulagé les cœurs et les âmes , des vivats innombrables montèrent jusqu'à lui .

Et Jurant cent jours et cent jours, l’admiration ne cessa pas ; et l'andante du quatorzième feuilleta vibrait

et vibrait encore dans le ciel immense. Puis brutalement les lumières disparurent, et les voix s'éteignirent et la musique s'effaça . Symphorien , alors , chercha les marches étroites qui descendaient de son vertigineux perchoir . Et quand il eut atteint ce qu'on n'appelle peut-être pas là-bas le sol , dix-huit ombres confises l'entourèrent et lui dirent : Nous t'avons fait entendre l'impéris­sable chef d'oeuvre dont tu aurais voulu t'accoucher . Mais tu n'as pas su écrire l'andante du quatorzième feuillet. Tu n'as pas su réaliser ce pour quoi tu étais né . Tu n'as pas mérité la vie que nous t'avions donné et tu n'es pas digne de faire le long périple de chaque mort qui suit chaque mort".

Et ils le jetèrent dans un petit gouffre qui lui parut être une sorte de vaste filet à provisions . Et une larve , sa voisine , lui apprit qu'ils étaient prisonniers du cil de sac de l'éternité .

 

 

 

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