A propos de la courtise d'Etaine

A PROPOS DE LA COURTISE D'ETAINE.

( Témoignage direct .)

Vous souvient-il d’Etaine, durant mille et mille ans , la plus belle fille d'Irlande ?

Vous souvient-il de l'amour fou qui , au travers des siècles , la noua au Dieu Mider ?

Vous souViènt-il des cent malheurs , des mille embu­ches qui les frappèrent jusqu'à leur envol somptueux pour le monde souterrain des Tuatha Dé Danamn ?

C'est à cette époque que je pus pour la dernière fois contempler Etaine .

C'était dans Tara,le lourd chateau circulaire d'Eochaid , roi gaëlique suprême d'Irlande , époux d'Etaine depuis la secon­de naissance de celle-ci . J'exerçais là les fonctions de porte-aiguière ce qui, dans la hiérarchie assez complexe du royaume, m’imposait le commandement du corps de garde des Grands salons .      Cette position privilégiée me permit de suivre de près les dernières semaines terrestres d'Etaine,

la plus belle entre les plus belles.

Sa lourde chevelure éclatante, elle avait coutume de la contenir en deux     larges tresses maintenues chacune par quatre fermoirs de diamants et piquées d'une perle d'or.

Son long col pale de cygne souhaitait la protection des caresses. Le rose tendre des joues soulignait d'une clarté inattendue les grands yeux où révaient tous les gris des brumes océaniques. La bouche était belle et les fili d'Irlande avaient tous chanté ses dents brillantes comme des perles, le pourpre de ses tendres lèvres. Elles affectionnaient les amples tuniques couleur d'émeraude ou de rubis, les lourds colliers d'ar­gent , les épingles d'or . Son corps, disaient ses servantes, était d'une irréelle beauté.

Le roi Eochaid l'adorait et elle se laissait adorer, secrètement nostalgique d'un passé qui lui restait inconnu. En effet , depuis que la jalouse Fuamnach l'avait transformée en insecte , le plus bel insecte de la terre , depuis que la tornade vengeresse l'avait fait errer sans repos sur les vagues et les collines d'Irlande , depuis qu'elle fut avalée par la femme d'Etar et que neuf mois plus tard elle devint sa fille , depuis cette époque , Etaine avait perdu tout souvenir de l'amour prodigieux que , mille ans plus tôt , lui avait donné un dieu .

Le dieu, lui, Mider , ne l'a pas oubliée et l'a longtemps cherchée à travers l'espace et à travers le temps . J'étais là quand , ombre nocturne , le tenace dieu de l'Autre Monde a retrouvé Etaine et lui a révélé son passé et son amour .

J'étais là quand Mider , étrange guerrier à la tunique pourpre , à la chevelure de feu , à l'oeil étince­lant , a abordé le roi Eochaid et lui a proposé une partie d'échecs .

J'ai vu Mider , perdant , payer l'enjeu, cin­quante magnifiques étalons gris de haute taille , sellés de cuir rouge , harnachés d'argent .

J'ai vu Mider perdre la seconde partie et j'ai vu livrer les immenses troupeaux de bœufs innombrables moutons.

J'ai vu Mider perdre la troisième partie et j'ai vu les Tuatha dé Danann enlever les pierres, couper les joncs, défricher la forêt , construire la digue pendant une nuit de tempête sans lune .

J'ai vu Mider , violent , coléreux , inspiré, gagner la quatrième partie et choisir l'enjeu suprême: Etaine .

Quand le fourbe Eochaid voulant gagner du temps demanda au vainqueur de revenir chercher Etaine un mois plus tard, Midèr eut un long regard aigu , acquiesça d'un signe et sortit sans un mot .

Silencieuse et morose jusqu’alors, Etaine ne ces­sa plus de chantonner , de rire aux éclats avec ses filles en préparant un somptueux trousseau ; les brocards les plus lourds , les velours les plus doux , les lins les plus tendres , et des bijoux , les plus riches et les plus fous

Le jour venu, dix mille soldats entourent' la forteresse ; les mille plus vaillants sont autour des salons Ainsi Mider ne pourra être au rendez-vous et perdra son gain.

Mais Mider , dieu parmi les dieux du monde souterrain des sidh , fidèle compagnon du Dagda , utilise ses pleins pouvoirs magiques et , invisible, traverse les rangs serrés des troupes, les barrières , les douves ,

les murailles monstrueuses et surgit soudain , au coeur de la forteresse , devant Eochaid , le fourbe parmi les four­bes , et devant Etaine , la plus belle parmi les plus belles . Elle se jette dans ses bras, i1 enserre sa taille; et avant que les gardes , mes guerriers du salon , puissent intervenir , il s'élève dans les airs et emporte Etaine a travers les plafonds , à travers les toitures .

Et deux immenses cygnes aux ailes bleutéesvolent majestueusement , haut dans le ciel , loin, toujours plus loin de Tara . Et nul n'a jamais revu Etaine ni Mider ; ils vivent maintenant , dit-on , dans le monde profond des Tuatha dé Danann , les dieux fondateurs de l'Irlande , terre de rêves et de violences.

Depuis des siècles et des siècles , depuis qu'a disparu la plus belle des plus belles , je l'ai chantee,, je l'ai pleurée , au son de ma harpe , dans les châteaux et les hameaux et les tavernes . Chaque homme de chaque

âge de mon île a connu de moi           ce chant du plus bel amour, la Courtise d'Etaine .

Je la cherche aussi , d'un espoir vain , dans chaque rue , dans chaque cour , derrière chaque rocher, dans nos champs et nos vallons dans les ombres mystérieuses de nos brumes , dans les chambres de soleil de nos légendes où ,déjà , elle vécut , doux insecte protégé par Oengus mac Oc. Je la cherche dans les poèmes les plus fous des plus fous de nos poètes. Je la cherche dans chaque sidh, dans le royaume des morts à chaque jour de Samain quand le temps n'existe plus .

Créateurs du Royaume d'Irlande , les Tuatha dé Danann,vaincus jadis par les envahisseurs gaéliques , fu­rent refoulés dans le monde souterrain des mégalithes et des tertres . Mais Mider sut arracher aux Gaga_ Etaine la plus belle de leurs plus belles filles.

Vit-elle toujours au royaume profond des dieux?

Ou plutôt, en ce vingtième siècle , n'est-elle pas , sur la terre d'Irlande ,ignorante de sa gloire passée, de son amour volé , n'est-elle pas l'épouse passive de nou­veaux envahisseurs ? Ignore-t-elle alors qu'un jour , dans ce siècle ou dans mille ans , Mider viendra , Mider viendra et la délivrera ?