Les yeux du mur

 

LES YEUX DU MUR.

 

Nous ne pouvions que féliciter la Municipalité de sa dernière initiative . Sur le mur de l'ancien couvent , on avait placardé de grands panneaux où la population était invitée non seulement à exprimer ses félicitations , ses suggestions, mais surtout ses doléan­ces et plus encore ses récriminations , ses injures ,

 à décharger son agressivité par l'écriture plutôt que par la voix ou par les gestes.

Il faut dire que la rudesse du climat, la tristes­se de la vie quotidienne, le chômage , l'incertitude de l'avenir avaient conduit une grande partie de la population à la hargne, au désespoir , à la violence ( encore contenue ).

                                               C'était un vieux et solide mur lourd et large qui, depuis des siècles, imposait,à la modeste bourgade sa masse imposante . Il avait été bâti pour isoler du monde les adorateurs solitaires de Dieu et, plus prosaïquement, retenait la masse de terre qui réalisait, au­tour d'un riche verger , le chemin de ronde où les moines , le soir , par dessus la crête du mur, contemplaient le jour qui s'éteignait sur le monde des vul­gaires mortels . Depuis le début du siècle, le verger avait été transformé, par la municipalité républicai­ne , en jardin publie . Et, de là-haut , les quolibets des nantis ou des indifférents tombaient sur les écrivassiers pleins de rogne , sur les miséreux gonflés d'importance par l'expression écrite de leurs revendications les plus légitimes , sur les paumés, les crevards , les voyous .

Ce mur de lamentations remplissait son office au delà des prévisions : chaque jour, sur les panneaux, de nouvelles affiches recouvraient celles de la veille de nouvelles plaintes rendaient caduques les malheurs des jours récents. Dès l’aube, des groupes organisés, partis politiques, associations de quartiers, syndicats, mouvements de consommateurs, occupaient le pied du mur et collaient des papiers blancs , rouges , oranges couverts de diatribes , de reproches , de questions où l'imagination créatrice de chacun renouvelait , à défaut de l'esprit , la lettre de leurs obsessions .

Les derniers arrivés, les isolés , les inorganisés n'avaient plus accès aux panneaux gardés par les autres .

Alors, face au mur , ils criaient leurs rancœurs, leurs malheurs ; ils injuriaient le monde , la société , l'Etat              la ville , le mur lui-même . Le mur devenait le symbole de tout ce qu'ils exécraient, de tout ce qui les faisait esclaves, de tout ce qui bouchait leur avenir , de tout ce qui rendait leur vie absurde et sans but , comme bloquée là , au pied du mur .

On crachait sur lui , on le barbouillait de longues insultes de peinture blanche , on le frappait du poing                 de bâton , de fer de pioche . Les plus déchainés étaient les loubards du bas-faubourg, la bande à Marco-Grande -Gueule . Ils surgissaient du tonnerre de leurs Yamahas , lançaient des pétards, aspergeaient de jets de peinture , les spectateurs , les pierres séculaires , les nobles revendications plébéiennes . Et puis repartaient vers d'autres mina­bles exploits . La situation , au pied du mur , devenait ,chaque jour , de moins en moins supportable . Et la municipa­lité , inquiète et déchirée , ne savait quelles mesures oser prendre .

Un évènement inattendu vint alors bouleverser encore le désordre des choses ; peu à peu, deux longues fissures longitudinales, situées à même hauteur près de la crête, apparurent sur le mur . Elles s'élargirent bientôt en deux ovales qui semblaient trouer la pierre. Leur fond était d'un blanc cotonneux inexplicable puisqu'il ne pouvait représenter ni le cœur de la roche, ni la terre qui se trouvait en arrière. Les services Municipaux, sur leurs longues échelles, n'avaient pas trouvé de faille ; il semblait que le mur lui-même avait pris cet aspect étrange. Qui devint plus étrange encore les jours suivants ; dans le blanc de chaque ovale apparaissait un disque noir centré d'un point plus clair .

Losqu'on regardait le mur d'une certaine distance, on avait l'impression qu'il possédait maintenant deux yeux au regard fige et impénétrable .

Le phénomène restait inexplicable. Après quelques jours de stupeur et d'inquiétude , de désarroi , quelques audacieux reprirent leurs insultes ; avec plus de cœur bientôt car on n'avait plus l'impression de s'adresser à un mur mais à un visage , à un être même s'il restait impavide , à un faux dieu qu'on pouvait injurier .

La nouvelle d'un spectacle aussi fantastique se répandit rapidement dans le pays et bientôt affluèrent des milliers, des centaines de milliers de curieux. La Télévision raconta le prodige au monde entier. Le petit bistrot salingue des Morel connut une affluen­ce inespérée ; le gars Morel adjoignit ,à la limonade , la vente de cartes postales du mur et de ses graffitis, des carnets de diapositives , des bibelots : modèles réduits du mur en plâtre en bois, en plastique ,des murs -miniatures lampes de chevet avec des yeux illuminés , clignotants sur commande , des murs-miniatures pots à fleurs , moutardiers .... Bientôt il transforma son vieux magasin en bar moderne (murs de vitres, néon , juke-box où l'on pouvait entendre le dernier tube sur les yeux de pierre ), sous le regard attristé et dégouté des visiteurs esthètes

La Municipalité fit installer des projecteurs judicieusement orientés qui donnaient au mur une fantastique image nocturne .

Secrètement fiers de cette renommée soudaine, les gueuleurs de sarcasmes, les vomisseurs d'injures redoublaient de plus belle. Un renfort leur vint de tous les râleurs, de tous les aigris, de tous les insoumis du pays et même d'au-delà des frontières. De plus en plus, chaque jour le mur était injurié de crachats, violenté de jets de pierre, bafoué de purin de dégoulinante peinture . La "bande à Marco" était, bien sur, à la fête.

Parfois les yeux tout en restant fixes, immuables, paraissaient se charger d’ironie, de mépris ou, plus souvent, d'une colère dure qui rendait plus sombre le noir des prunelles, qui les tendait d'une puissance mal contenue, qui faisait craindre que le mur explose ,projetant ses énormes pierres sur la foule alors apeurée qui refluait en silence…

Qui revenait ensuite plus rageuse encore, plus furieu­se de sa peur absurde.

Les mois passèrent, la curiosité diminua. Seules peut-être les prochaines vacances ramèneront-elles les visiteurs dans notre région plate, terne, grise, humide, située loin des circuits touristiques.

Les projecteurs sont désormais éteints.

"Que deviennent les yeux la nuit maintenant qu'ils ne sont plus éclairés, qu'ils peuvent s'abriter dans l'obscurité ?

Peut-être se ferment-ils , peut-être se reposent-ils de la méchanceté des hommes , de la souffrance de chaque jour ?

Peut-être même pleurent-ils ? Tu sais que souvent le matin, on trouve , au-dessous des yeux , de larges traces humides sur le mur , sur la terre ..."

 

Etienne m'exposa ensuite son projet : il voulait se cacher un soir face au mur dans le jardin abandonné du défunt père Moreau, dans la resserre à outils ou près du pêcher rabougri         près du fil à linge ou achèvent de pourrir quelques pinces en bois . Jean-Paul, rigolard, lui a expliqué que , de sa chambre ,il a tout vu : à la fin de chaque virée nocturne , Marco-Grande-Gueule et ses copains viennent , au petit matin, pisser sur la muraille .

" Ça ne l'empêche peut-être pas de pleurer quand même " m'a murmuré Etienne.

L'attention s'était détournée de notre bourgade; d'autant que , de ci-delà , de par le monde , on annonçait que d'autres yeux naissaient sur d'autres murs, murs de pierre ou de briques , murs de béton , ou de parpaing , de torchis , murs de grandes villes de fermes  isolées , murs extérieurs ou murs d'appartements; des yeux de toutes teintes , noirs , rouges,---verts , bruns et gris ,gris acier sui-tout .

Dans ma propre chambre, il est apparu un œil isolé, cyclope indiscret face à mon lit. J'ai collé dessus un poster mais quelques heures après, l'œil l'avait traversé et me fixait à nouveau de son regard impavide. J'ai plaqué un tableau sur le mur - en vain, appliqué une lourde armoire - peine perdue.

Nulle part, sur toute la terre, on n'arrivait à échapper aux multiples regards des multiples murs . Même si on abattait ces derniers , l'œil semblait encore flot­ter en l'air .

Une sourde inquiétude s'était emparée des humains, leurs secrets comme mis à nu, leurs plus profondes

pensées comme clairement lisibles (mais par qui ou par quoi ?) . On n'osait plus insulter les murs ,

on les craignait , on les aurait fuis si cela avait été possible . On ne se mentait plus les uns aux autres, ou presque ; on était bon ou presque . On recommençait à fréquenter les temples . On se sentait , en somme, sous le regard constant de l'au-delà .

Et puis , quelques mois plus tard , les yeux commencèrent à pâlir , leur inquiétante fixité se trou­bla comme noyée peu à peu dans un néant mélancolique .

Le monde bientôt soupira et commença à revivre comme auparavant. Pas tout à fait rassuré cependant ...

En effet, les phénomènes inhabituels paraissaient se répéter fréquemment depuis la moitié du dernier siècle de notre millénaire , et surtout depuis peu :ovnis, mystère du triangle des Bermudes ; rêves collectifs prémonitoires ; floraisons de mutants humains , ani­maux et végétaux ; montagnes d'Himalaya qui changent de taille et de forme, silencieusement        en une seule nuit ; phénomène- des contre-marées localisées en dix-sept- plages des côtes de la Baltique ...

A tel point qu'un auteur à succès, friand de sujets nouveaux, écrivit un livre intitulé : "l'irrationnel est pour demain " .

Formule absurde, à plus d'un titre

 

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