GERMAINE

GERMAINE

1- VERA

Vera avait sept pères et une maman. La maman, c’était « Mamaman ». Mamaman avait sept amants. Un jour le camion a eu un accident et les sept papas ont été tués sur le coup. La police a dit que les sept amants n’étaient pas responsables de l’accident. Mamaman a pris sept nouveaux papas et n’a plus voulu des amants. Elle a dit à Vera : « tiens, je te les donne ! ».

Que pouvez faire de sept amants une petite fille encore loin de l’adolescence ? Vera a beaucoup de sens pratique et a décidé de louer les amants.

Tout d’abord aux dames du Tipeurouaire qui s’ennuyaient beaucoup l’après-midi. Ensuite, à ces dames du salon littéraire du Mardi après-midi de Madame Martin (pas la femme, mais la nièce par alliance du Monsieur Martin si connu dans la commune. Peut-être que c’est lui le Maire ? ou le Marchand de journaux ?).

On pouvait louer aussi les amants au mois, à la journée ou pour un petit moment.

Avec les gros bénéfices apportés par ces locations, Vera allait pouvoir financer ses études longues et difficiles car elle voulait devenir une grande chercheuse en biologie, et plus particulièrement en génétique. Elle le devint effectivement. Nul autant qu’elle savait rechercher l'ADN humain dans les conditions et les circonstances les plus invraisemblables. Sa thèse de doctorat fut très remarquée : elle avait mis au point une technique permettant de retrouver, après plusieurs siècles, dans l'épaisseur des enduits ou des couches de peinture, l'ADN des ouvriers et des artistes qui, à main nue, avaient appliqué les enduits pour masquer, dans les vieilles églises et les vieux palais, les fresques, les décors muraux passés de mode ; ou ces enduits, qui, plus récemment, avaient été plaqués sur les murs des maisons bourgeoises pour cacher les si belles pierres qui indiquaient par trop l'ancienneté d'une baraque à laquelle on voulait donner un parfum de modernité.

Plus intéressante fut la découverte de l'ADN de grands créateurs sous les coups de pinceaux et les corrections, les rajouts, les remords de ces peintres. Les tableaux amoureusement caressés par leur auteur avant une dernière couche, avant un vernis, sont particulièrement prolifiques. Aussi parfois, le rebord des plaques de gravures. Ucello, Michel-Ange, Raphael, les Brueghel, Rembrandt, Durer, etc sont maintenant fichés. Vera enrichit ainsi le patrimoine culturel de l'humanité. Ses disciples continuent son œuvre. Car Vera s'est attaché à d'autres recherches. Pour mener celles-ci, elle fut beaucoup aidée par cet étrange engouement qui conduisit des millions de Français, par souci de transparence, à spontanément faire rechercher leur ADN pour compléter le fichier national conçu à l'origine pour les délinquants sexuels. La mode en fut telle que les quelques récalcitrants devinrent de ce fait suspects et soumis à des tracasseries policières.

Vera a créé le site ALLO ADN PARENTS PERDUS. Certes, au cours de sa petite enfance, derrière la bizarre vision qu'elle avait du monde qui l'entourait et derrière les envolées sans limites de sa fastueuse imagination, elle savait bien, confusément, que, probablement née sous X, elle avait été confiée par la DDASS à Mamaman, que celle-ci dirigeait une entreprise de menuiserie comportant sept employés d'une part et que, d'autre part, elle avait un amant différent chaque nuit de la semaine. Quand ALLO-ADN-PARENTSPERDUS eut permis à VERA de retrouver les siens, elle vendit son entreprise un très bon prix et alla retrouver ceux-ci. Elle eut la délicatesse d'envoyer à Mamaman une délicieuse carte postale à l'ancienne garnie de fleurs et de petits oiseaux avec ces simples mots : « Adieu, Mamaman ».

 

2- BRUTUS

Au dépôt-musée des amours inachevées, le directeur c'est Brutus Rencoignard. S'il a choisi ce poste (au lieu d'une fonction plus prestigieuse) c'est qu'il espérait pouvoir dire un jour : « j'mexcuse ». Le dépôt-musée était installé dans un hôtel particulier, une de ces anciennes résidences de maître qui s'imbriquent de façon parfois un peu confuse entre une vénérable rue principale et, derrière, des ruelles tortilloneuses qui débouchent parfois sur un coin de rue secondaire ou un porche anonyme près d'une vieille bâtisse où autrefois on entassait le personnel de maison, sur des arrière-cours sordides et curieusement désertes et silencieuses. Un vieux quartier bâti au cours des siècles cahin-caha, bricole-bricola, où ne s'infiltrent ni les vents, ni les plus ténus courants d'air flottant, imprécis et subtils, dans le calme apparent des arrière façades, les non-dits, les arrière-pensées, les remords, les coups tordus, en paresseuse et infinissable gésine. Un quartier calme, donc, loin des grands boulevards bruyants, klaxonneux, siréneux, où les gens s'affrontent abruptement, face à face par la parlote, l'amour ou la bigorne.

Après de longues années de légion Etrangère ou d'analogues formations de commandos, où il avait du s'engouffrer vite fait, pour éviter de parisiennes emmerdes, lui le placide charentais Brutus qui se croyait romantique parce qu'en sa jeunesse encore indécise, il était rêveur, assez paresseux, amateur de randonnées solitaires dans les quartiers résidentiels des pauvres et des riches où, au cours des journées de travail, il ne rencontrait presque personne et surtout pas des gens qu'il connût. Qu'il aimerait pouvoir lui dire « J'mexcuse » à la belle femme au gros cul. Et, accessoirement, au bellâtre à qui il avait copieusement cassé la gueule, sa belle gueule qui avait du mettre bien des mois à retrouver un aspect à peu près présentable, sinon séduisant. Oh oui ! Il regrettait d'avoir été, quelques trop longues minutes, la brute qu'évoquait, à tort, habituellement, son prénom qu'il détestait tant.

De son bureau du dépôt-musée des amours inachevées, situé en face de la porte-tambour de l'entrée, Brutus Rencoignard avait vu la fille au gros cul s'engager dans la porte tournante. Mais son regard croisa celui de Brutus qu'elle avait immédiatement reconnu et l'oeil rempli de colère et d'un énorme mépris elle avait poursuivi le chemin circulaire dans lequel elle était engagée et disparut dans la rue. Brutus, tétanisé, n'avait pas bougé d'autant qu'il était engagé dans de complexes autant qu'oiseuses discussions avec des visiteurs. Elle ne reviendra pas, c'est certain. Le hall d'accueil du dépôt-musée est une vaste pièce dont les murs sont recouverts de sombres boiseries à peine écaillées ; elles ont trois siècles au moins, a-t-on dit à Brutus lors de sa prise de fonction. Le sol est fait de petits carreaux noirs et blancs dessinant d'assez subtiles volutes agréables au regard. La fonction du dépôt-musée est en fait double. En ce qui concerne le musée, on y évoque des amours célèbres ou inconnues, restés inaboutis, imaginaires ou non qui, parfois mélodramatiques, ont donné naissance à des romans, des pièces de théâtre, des opéras, des films cinématographiques. Vous en connaissez à l'évidence beaucoup, mais je ne peux que vous conseiller de venir voir les remarquables réalisations de ce musée. Quoique écrivant cette histoire avec un regard distancié et une plume réservée, je me permets d'insister auprès de vous pour que vous ayez la curiosité de visiter ce musée, car vous ne serez pas déçus. En ce qui concerne la partie dépôt du dépôt-musée ; elle est beaucoup plus sinon terre-à-terre, du moins pragmatique. Des hommes et des femmes, matraqués pour la vie, ou on soif de renouveau, venaient placarder leurs petites annonces pour recherche : « le mec dont j'ai croisé le regard dans le métro à telle heure de pointe, telle ligne entre telle et telle station et qui n'a pas pu s'approcher de moi », la copine d'enfance qu'on aurait mieux fait d'épouser et qui est perdue injoignable quelque part dans le Grand Paris. Cette activité était cause de visites nombreuses, parfois d'heureuses rencontres inspirées qui font tilt. Ne s'était guère alors emparé de ce marché les petites annonces des journaux, les officines de rencontre encore balbutiantes à cette époque. Sans compter les techniques de communication nouvelles que les augures scientifiques prévoyaient dans les décennies à venir. On commençait déjà à parler d'une invention astucieuse qui allait bientôt se mettre en place, probablement sous le nom de MINITEL. Bref, l'avenir est plein de promesses qui entraineront peut-être la mise en désuétude du dépôt (et hélas secondairement la probable mise à mort du musée par d'évidentes et affligeantes raisons de rentabilité).

Pour l'instant, Brutus Rencoignard et son personnel ne chôment pas. On a même créé, pour mieux aider les gens à accéder au bonheur, un fichier à entrées multiples. Ce qui nécessite beaucoup de classeurs métalliques contenant nombre de grandes fiches en papier fort. En faisant sur un bord de ces fiches des perforations, des trous de 3 millimètres de diamètre judicieusement disposés, on peut enfiler sur une tringle métallique deux ou plusieurs de ces fiches, d'accoupler par exemple sur la même tige les fiches concernant les grandes femmes blondes élégantes et les fiches des mâles bruns à la poitrine velue. Après ce premier tri, on peut affiner les recherches : par exemple, parmi ces femmes blondes celles qui ont 40 ans et habitent le secteur du Champ de Mars et, parmi les bruns poilus, les hommes d'affaires entreprenants de la banlieue Nord. Aux heureux élus ainsi sélectionnés de voir s'ils désirent entreprendre entre eux des relations harmonieuses ou bagarreuses, simultanément ou successivement, dans un ordre ou dans un autre, dans un désordre ou dans un autre. Le fichier peut enregistrer, pour information et pour guider des choix ultérieurs, tous les cas de figures possibles. Brutus adore ça, Brutus adore faire des petits trous. Il ne pense pas à utiliser le fichier pour son usage personnel. Une compagne, il verra plus tard. Il veut d'abord « s'excuser ». Ce qui est peut-être un prétexte pour ne pas envisager de vie amoureuse. Car son rêve secret c'est de pouvoir un jour acheter une maison de petite taille avec si possible une surface assez limitée pour ne permettre que l'installation d'un lit une place. Elle sera perdue au fond d'une campagne abandonnée, au bout d'un long et étroit chemin tortueux que personne n'aurait l'envie d'emprunter, de hauts talus, des arbustes, des herbes folles jamais coupées. Il aura pour nom, ce refuge, « La Pénardière ».

Le personnel du dépôt-musée n'est pas aussi réservé. En particulier, Mlle Terry, sa principale adjointe, (qui a vite flairé que Brutus n'était pas un gars intéressant pour elle – ni pour aucune femme ?), qui cavule frénétiquement dans le fichier. Les collègues de travail de Mlle Terry l'ont affublée d'un prénom qui n'a jamais été le sien : Lise. Ce qui les fait beaucoup rire, Brutus ne comprend pas pourquoi. En raison du comportement de Mlle Terry, nombre de clients du dépôt sont venus faire du scandale et on a du la virer prestement à un autre poste, en un autre lieu éloigné de la ville. Quand les difficultés inhérentes à sa fonction, inévitable, de chef du personnel sont trop pressantes, Brutus se rencoigne dans la gestion des petits trous du fichier.

Le drame qui a bouleversé sa vie ne s'efface jamais de sa mémoire. Alors qu'il déambulait lentement sur le large trottoir d'un boulevard, il fut dépassé sur sa gauche par une énorme effluve de parfum bon marché qui l'a brutalement pénétré depuis le nez et la gorge jusqu'aux plus fines bronchioles au fond de ses poumons. Son regard a enregistré, en un éclair, la grande fille précédée de ses gros seins pointus, des lèvres très fortes abondamment tartinées de rouge ; un nez qu'on dit en trompette, une grosse trompette en l'occurrence, un grésillement de cheveux châtains courts, bas sur le front ; d'énormes pendeloques en guise de boucles d'oreilles qui étiraient outrageusement vers le bas les lobes des dites oreilles ; un gros collier de perles, des bracelets superposés, des bagues autant que ses doigts pouvaient en supporter, la hanche bombée, des jambes longues et fortes qui arpentaient gaillardement le pavé. Et quand elle le dépassa, il vit le cul, le gros cul qui roulait superbement sous la jupette. Elle le dépassa sans le regarder, dépassa ensuite un autre jeune homme d'élégante allure. Quand elle fut à trois pas devant celui-ci, elle laissa tomber le magazine qu'elle tenait à la main. Brutus se précipita, ramassa le magazine, une de ces revues consacrées aux vedettes du cinéma, aux princesses et aux potins inhérents à leur fonction. Il le tendit à la belle fille qui, sans un mot de remerciement le toisa d'un regard hargneux et méchant. Le jeune homme de son âge qui se trouvait devant Brutus, un bel éphèbe élégant l'apostropha : « Pourquoi avez-vous ramassé son journal ? Vous avez bien vu qu'elle l'avait laissé tomber pour que je le ramasse. Vous m'avez fait rater un coup fumant. » Brutus se souvint qu'on disait qu'autrefois les femmes, pour attirer les galants, laissaient tomber leur gant. Les femmes, il est vrai, maintenant, portent rarement des gants. Vexé d'avoir commis cette bévue, et vexé surtout du ton hautain et condescandant, Brutus entra en rage, une rage folle telle qu'il n'en avait jamais connue et qui l'effraya. C'est vrai qu'il est beau ce mec, splendide. Grand, bien tourné, un visage aux traits réguliers et fins, un visage d'aristocrate bien au dessus du commun des mortels. Le type commun, Brutus en a bien conscience, c'est lui. Petit, rond, un visage qui serait insignifiant si sa laideur n'était pas tant marquée. Mais il a des épaules larges, des biceps de champion du K.O, d'énormes mains capables de briser un bâton, une canne, un bras, un cou, surtout un cou élégant et fin comme celui qui est devant lui. Heureusement, sa colère choisit de tabasser la belle gueule, de l'aplatir, de l'écrabouiller, de la transformer en une pâte sanglante et sauvagement déchirée qui mettra des mois à, peut-être, un peu récupérer de sa native beauté.

Affalé sur le bellâtre au milieu d'un placide massif de fleurs, Brutus cognait sans relâche. Les passants, puis les hirondelles empêtrées dans leurs pèlerines et leurs bicyclettes ne purent que difficilement l'arracher à sa victime. Au bruit de la bagarre, la fille anonyme au gros cul accéléra le pas et disparut dans la bouche de métro, à 50 mètres de là. La France avait besoin de bras pour tenir des fusils. Brutus ne regimba pas quand on lui intima de choisir dix ans d'armée plutôt que dix ans de tôle. Sous le képi il rencontra quelques monstres auprès desquels il n'était qu'un petit mouton. Sa honte se cache, s'enfuit au plus profond de lui. Un uniforme anonymant, un numéro matricule, un pion parmi les autres. Pas de prise d'initiative. Dix ans de tranquillité. D'autant que les autres pions en uniforme ont vite renoncé à l'emmerder, à martyriser ce pion-là, le meilleur sportif d'entre eux, le plus costaud, champion d'haltérophilie, champion de boxe de l'armée vite surnommé « Monsieur K.O. 1er round. ». Ces dix ans d'armée sont maintenant au fond d'un hermétique coffre à oublis de la mémoire sélective de M. Brutus Rencoignard.

Il pense encore parfois à sa victime, le bellâtre, le Marquis Alban de ***, honorable vieille famille de France. La lecture quotidienne de son journal lui a permis de suivre, de loin en loin, la brillante carrière de ce grand commis de l’État dont on ne sait où il s'arrêtera, tant son ambition est une vigoureuse plante grimpante, comme il se plaît à le dire. Brutus a pu voir, lors d'un reportage télévisé, que le si beau visage d'avant le tabassage avait retrouvé toute sa splendeur. Brutus pense beaucoup plus souvent, chaque soir pendant plusieurs heures, à la fille au gros cul. Les voisins de son petit appartement aux parois si frêles entendent avec étonnement la longue litanie des « j'mexcuse, j'mexcuse », seul bruit qui sourd hors des murs de leur énigmatique voisin. Durant ce long monologue, Brutus ne prend pas conscience du profond plaisir qu'éprouve alors son ventre échauffé. En ces longues nuits d'insomnie, Brutus dessine et redessine sans fin les plans de la Pénardiere qu'il agrandit peu à peu tout en fredonnant « j'mexcuse, j'mexcuse ». La vie s'écoule paisible sans acerre, jusqu'à ce que la dénommée VERA, inconnue de BRUTUS vienne indirectement en modifier le cours.

3- POUR SOLDE DE TOUT PASSÉ

Depuis le salon de thé d'en face, elle a longuement surveillé l'immeuble. Il est maintenant plus de 19 heures. Elle a vu les divers membres de la famille rentrer dans leur appartement du 1er étage. L'hiver est proche et la nuit déjà tombée. Le grand salon donnant sur l'avenue est maintenant éclairé par ses deux grands lustres au plafond. Le père, la mère, la fille viennent de s'asseoir dans leurs fauteuils et leur divan. La télé s'allume. Il est l'heure d'intervenir. S'étant procuré le code secret, elle pénètre sans difficulté et va sonner vigoureusement et avec insistance à la porte du premier étage. Dès son ouverture par le père, surpris de cette visite inattendue, elle pénètre sans un môt et va s'asseoir sur le divan à côté de la fille. Avant que le père qui l'a suivie ait le temps de poser une question, elle annonce : « Je suis Eva ; vous connaissez mon nom et mon visage ».

- « Mais … bien entendu. Vous êtes la célèbre biologiste généticienne mondialement connue, la gloire de la France. Nous sommes fiers et heureux de vous accueillir, fut-ce à l'impromptu, mais, mais… quelle est la raison de cet immense plaisir ? »

Le père, en habile manœuvrier des plateaux médiatiques, s'exprime avec une courtoise élégance impeccablement bienséante.

- « Mes travaux de recherche, dont vous connaissez la pertinence, me permettent d'affirmer que vous, Monsieur le Marquis Alban de ***, vous êtes mon père. Et je sais que vous l'ignorez. Ma mère, engrossée par mégarde, a accouché sous X. » Véra précise le lieu de l'accouchement, sa date de naissance.

L'épouse du Marquis qui n'est connue du Tout-Paris que sous le nom d'Emeraude, en raison de sa prédilection pour ce type de bijoux, fronce discrètement son nez délicat. Il lui est facile de calculer que son mari a fait cette fille au cours de leur longue période de fiançailles officielles festonnée de multiples réceptions mondaines nationales et internationales. Emeraude connaît bien le léger sourire qui volète devant les lèvres d'Alban et qui est le signe chez lui d'une profonde contrariété. Vera se lève, arrivée à la porte, elle se retourne : « J'ai rendez-vous avec ma mère (qui ne sait rien encore) dans un grand restaurant des Champs-Elysées, ce qui la changera de sa vie minable. Nous vous téléphonerons dans la soirée ».

ALINE-ELINA porte un prénom dont elle sait depuis longtemps qu'il est gentiment nunuche. Monsieur le Marquis Alban de *** et son épouse ont jugé spirituel, élégant et hautement aristocratique, de doter leur fille de ce vocable qui sent si fort le jeu de mot un peu vaseux. Aline-Elina sent qu'elle va passer une soirée amusante et décommande les rendez-vous pris pour cette fin de journée avec ses copains. En outre, monte en elle déjà une grande fierté à se savoir être la demi-sœur de l'illustrissime Vera. Elle est aussi très curieuse de connaître la mère de Vera qui lui a apporté avec son père un si somptueux cocktail génétique. Car, elle en a bien conscience, au point de vue génétique, Emeraude, sa maman, ça doit pas être terrible terrible.

Alban, cependant, fouille fébrilement dans son passé. Durant ses longues fiançailles, il a copieusement enterré sa vie de garçon en un vaste florilège d'étreintes assez souvent sublimes tant pour lui que pour ses proies féminines, son charme et sa beauté étant porteurs de promesses qu'il confirmait largement (« et même au-delà » lui susurrait son orgueil, au fil des ans de plus en plus vivace). De qui peut-il s'agir ? La plupart de ses conquêtes de l'époque, il les voit régulièrement, ce sont de bonnes amies d'Emeraude, et ses cousines et ses sœurs ; des amies de ses parents à lui, aussi. Aucune d'entre elles, souvent mariées ou proche de l'être, n'aurait choisi un sordide accouchement sous X. Alors ? Celle du métro Marcadet-Poissonnièrs ou du métro Faidherde-Chaligny, lignes qu'il aimait à fréquenter aux heures de pointe, aux heures du retour à domicile des petites employées subalternes de la vie parisienne ? La fille du bazar de l'hôtel de Ville ? Ou la fille au gros cul, celle pour qui un gars de son âge l'avait, pour plusieurs mois, défiguré. Une fois cicatrisé, il avait parcouru avec constance le boulevard où il l'avait rencontrée (et où il revenait souvent dans l'espoir de la revoir).

Dans la soirée le téléphone sonna. C'était bien la fille au gros cul. Merde, Merde ! La vulgarité faite femme (mais de chauds souvenirs). L'attente est longue. Vera et la fille au gros cul, après avoir annoncé leur visite, s'attardaient au restaurant. La mère de Vera, volubile, raconte sa vie, son enfance. Sa fille l'écoute avec grand intérêt. Si son père, Alban, lui était bien connu depuis longtemps en tant que personnage fort médiatisé, sa mère était totalement ignorée d'elle. La fille au gros cul se prénomme Germaine. Fille pauvre et paumée, contrainte d'accoucher sous X, elle ne voulait plus mettre au monde d'enfant voué au malheur…. Et à l'homme qu'elle avait, sur le tard, apeuré, un gros beauf arrogant, bête et moche, elle avait déclaré que les gynécologues lui avaient interdit d'avoir des enfants, en raison, disait-elle, d'une mystérieuse maladie congénitale. Son mari n'a pas posé de question, d'autant qu'il était ravi de ne pas se refaire chier à élever des chiards. Il s'était marié pour avoir le gros cul, un point, c'est tout.

            Le Marquis et sa femme peuvent attendre. La soirée avec eux va être difficile. Non pas avec cette pimbêche d'épouse d'Alban, ce cul-cousu frigide qui va les écraser de son immense mépris aristocratique, la pauvre conne. Non pas non plus à cause de la fille, une bonne fille apparemment. Mais Vera s'interroge sur la manière dont il lui faudra manœuvrer Alban pour qu'il accepte rétroactivement sa quasi-conjugalité avec Germaine pendant de longs mois de fougueuses nuitées (Germaine n'épargne aucun détail à Vera). Vera tient à obtenir une photo de famille, de sa famille enfin retrouvée. Et plusieurs passages de cette photo au 20 heures.

« Reprends encore un dessert, Maman. Une glace si tu préfères ? ». Germaine s'étrangle de bonheur aux paroles de sa fille. Elle non plus n'est pas pressée de rompre le charme. L'attente est lourde, là-bas. Aline-Elina a adressé du bout des lèvres un petit baiser de tendresse à son Papa. Elle l'a interrogé sur cette femme, Germaine. « Raconte, explique comment et pourquoi tu l'as aimée. Dis-moi tout ». Emeraude est effacée au fond de son fauteuil. Alban parle avec une chaleur et un plaisir qui l'étonnent. Il a besoin de mettre enfin au grand jour tous ces secrets tassés, bourrés au fond de sa mémoire qui, une fois ouverte, se vide par gros paquets. Un reste de prudence instinctive lui permet de limiter ses aveux à Germaine puisque de toute façon cette liaison passée va, sous peu, être exposée au grand public.

            Depuis longtemps, Aline-Elina a décidé d'œuvrer à détruire cette déjà ringarde lutte des classes en la remplaçant par ce qu'elle appelle le coulissage des classes. Si Emeraude connaissait les copains, les copines et les amants d'Aline-Elina, ce serait sa mort sociale, sa mort morale, une déprime insondable ; et peut-être l'occasion de fuir, en faisant, avec cousine Dorothée, sa seule amie intime, le tour du monde en un an dont elle avait toujours rêvé. Une controverse familiale assez aigre avait récemment rapproché le père et la fille dans la même complicité. Aline-Elina avait vertement rabroué sa mère qui considérait comme acquis et indispensable sa participation au bal des débutantes, comme elle-même Emeraude le fit à son âge. Le refus et le mépris affiché de »ce truc ringard » abassourdit la mère jusqu'au plus profond du tréfonds de son âme. Interpellé par son épouse, non pas comme arbitre, mais comme représentant tutélaire des plus fortes traditions aristocratiques, Alban, après un bref examen du problème, donna raison à sa fille. Pour plusieurs raisons : Tout d'abord, compte-tenu de son caractère, elle ferait au cours du bal un tel esclandre que seul pourrait y prendre plaisir un observateur extérieur (il pensait à 2 ou 3 extras habituels de ce type de réception qui ne manqueraient pas d'aller porter la bonne nouvelle jusque dans la presse à potins la plus sarcastique à l'égard de l'élite). Par ailleurs, en avisé futur homme politique de premier plan et compte-tenu de la galopante évolution de la société française, il était infiniment plus porteur, en nombre de bulletins de vote ultérieurs, d'annoncer lui-même, urbi et orbi, que sa fille renonçait à la coutume désuète du bal des débutantes. Il préféra d'ailleurs, au cours de la discussion familiale, ne pas faire mention auprès de sa fille de cet argument politique et l'assura de sa profonde complicité de père affectueux et ouvert au monde nouveau. Emeraude ne pouvait guère faire la gueule plus que de coutume et, ainsi bousculée dans les cordes, elle regagna dans son coin, son fauteuil de ring, incapable encore de décider si elle reprendrait le combat au début de l'éventuelle prochaine reprise. Enfin, on sonna à la porte. C'est Aline-Elina qui s'est, la première, précipitée. « Ouah ! » dit-elle en voyant Germaine au gros cul. Son papa, son vieux complice, à l'évidence, dans sa jeunesse, coulissait déjà. « Elle est splendide. » Aline-Elina spontanément embrassa chaleureusement Germaine. Elle est splendide, pensa aussi Alban, les ans n'ont pas prise sur elle. Situation protocolaire complexe : il hésite entre le bisou, la grande et cordiale poignée de main, le baise-main. Il choisit une discrète inclinaison du buste. En réponse, Germaine incline légèrement la tête, se tourne vers la maîtresse de maison : « Madame... ». Emeraude reste coite. Véra, de sa voix nette et coupante, prend la parole : « Comme je vous l'ai dit, j'ai donc retrouvé mon géniteur et ma génitrice ici présents. Je tiens, après tant d'années de jeunesse perdue et bafouée, en obtenir pleine réparation aux yeux du monde. Même si l'un et l'autre, vous n'en n'êtes que responsables sans être véritablement coupables. Je tiens à une belle photo de famille, toi Papa, toi Maman et moi, ensemble. Si vous refusiez, je réaliserais quand même l'émission en direct du 20 heures, à laquelle vous avez intérêt à participer d'autant que les paparazzi, de toute façon, ne vous lacheraient pas. Il y aura d'ailleurs sans doute plusieurs émissions de télévision et de radio. Une fois cette période passée, dans quelques mois, je vous laisserais tranquilles. Je prendrais de vos nouvelles, certes ; je passerais peut-être vous voir. Mais c'est tout. Ma vie privée n'intéresse que moi. Et je la protégerai. Hermétiquement. ». Alban acquiesce, pas le choix. Cette situation lui est d'ailleurs tout à fait bénéfique : il a fourni la moitié des chromosomes d'un génie scientifique.

Germaine est plus ennuyée : « Quand mon mari va savoir que je lui ai menti sur mon passé, même si au fond, il s'en fout, ça va être terrible. L'orgueil, l'amour-propre, ça compte trop pour lui. J'aime mieux pas le revoir ».

« - Ne t'inquiètes pas, Maman, je vais te loger ailleurs en attendant. On avisera après. »

« -Si vous avez besoin de moi, je pourrai aussi arranger ça ». Aline-Elina déborde d'enthousiasme.

« - Mon mari se consolera, continue Germaine, il trouvera vite une autre femme. Ma sœur, Fernande, la faux-cul n'attend que ça ».

            Nous passerons vite sur le gros battage médiatique, trop connu, qui suivit. Même si vous évitez la presse pipelette à scandales, vous n'avez pas pu ne pas en être, peu ou prou, éclabousés. Dès le lendemain de la soirée décrite ci-dessus, Emeraude et sa cousine sont parties pour un tour du monde qu'elles prolongèrent deux ans. Monsieur le Marquis Alban de *** a montré, dans cette aventure, qu'il savait naviguer par gros temps. Sa carrière politique est assurée. Les émissions de début de soirée des chaînes au mieux-disant culturel avaient évidemment retrouvé Brutus Rencoignard qui avait enfin pu dire à Germaine-Gros cul « j'mexcuse », en direct devant quelques millions de téléspectateurs. L'histoire édifiante de sa vie avait eu un gros succès. Germaine l'a regardé d'un œil neuf : ce Brutus est donc au fond un gentil garçon ; et aussi un coeur et un corps presque neufs. Même si, quand il était militaire, il s'était ballotté plus ou moins distraitement entre quelques filles à soldats. Elle regrette de l'avoir envoyé balader jadis quand il avait ramassé son magazine. « J'ai gâché ma vie » s'attristait-elle.

Mais dans le paradis discret de la Pénardière (dont Brutus avait eu la prudence de ne pas parler aux journalistes), il prouve à Germaine que le temps perdu se rattrape toujours.

 

Jacques ROGEL

6 août 2006

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