L'APRES -MIDI AU CAFE

L'APRES -MIDI AU CAFE

 

            Phoebus Ballovent s'appuya confortablement contre le dossier de moleskine rouge s'étira lentement en poussant un soupir de satisfaction. Puis, ouvrant sa serviette, il en sortit un lourd paquet de feuilles encore immaculées et le posa sur le guéridon de marbre blanc que la servante ve­nait d'essuyer d'un chiffon preste.

Elle lui demande ce qu'il voulait consommer .  Phoe­bus passa sa, commande en regardent d'un œil distrait la jeune fille , remarquable cependant par ses grands yeux verts, son teint d'albâtre, sa lourde chevelure noire lissée jusqu'aux reins . Il observa pourtant qu'elle ressemblait étrangement à la femme mûre qui s'affairait derrière le comp­toir : la mère sans doute.

            Mais il était impatient d'écrite. Comme souvent, c'est au cours d'une lente promenade par les rues mortes des vieux quartiers qu'il avait minutieusement mis au point les détails de l'histoire qu'il voulait raconter.  Presque

toutes les phrases même étaient déjà construites dans son esprit.

Et , dans ce calme café , désert à cette heure, il lui tardait de les jeter sur le papier .

 

Le titre d’abord :

Les trois frères acrobates.

 

" Christopher , Leslie et Archibald, c'étaient de véritables enfants de le balle.. L'hiver dans les faubourgs de Liverpool ou dès la belle saison sur les routes du Royaume Uni ,ils avaient appris toutes les finesses de leur métier , inculquées par un maitre intransigeant, leur père, le sévère Mr. Park

Cet  apprentissage difficile avait porté ses fruits et les jeunes Parks'Brothers étaient devenus les acrobates les plus célèbres d’Europe. Après avoir longtemps voyagé, ils vivaient main­tenant à Paris, vedettes incontestées du Cirque d’Hiver, pour le plaisir des enfants , les vrais , et des autres, quelques adultes attardés, quelques vieillards désoeuvrés. En matinée et en soirée

Mais la nuit ... A quoi consacraient-ils leurs nuits ? Jamais ils n'acceptaient les invitations à souper de leurs camarades de cirque, jamais ils ne s’attardaient ; ils partaient furtifs et mystérieux.  Quel était leur secret?

Phoebus Ballovent s'interrompit un instant, car la seconde serveuse, celle qu'il pensait être la mère, lui apportait ce qu'il avait commandé. Silencieuse, la haute femme brune au pâle visage, aux grands yeux verts, disposa sur la table le sandwich, le café fort, la pinte de bière et s’éloigna, toujours sans un mot.

" Les trois frères, donc, s'engouffraient chaque soir dans leur sombre et puissante voiture et gagnaient un célèbre cabaret de travestis, sur le rive gauche.

Ils entraient, en se dissimulant, par la petite porte de service et , arrivés dans leur loge , revêtaient leurs trompeurs costumes de scène , appliquaient avec art leurs fascinants maquillages . Dans ce temple de l'équivoque          , ils étaient célèbres aussi. Mais nul, parmi ces êtres de la nuit que troublait leur inquiétante féminité, nul n'aurait soupçonné que quelques minutes plus tôt, bondissant et virevoltant, ils éblouissaient d'innocents enfants.

Christopher passait en premier , dans un étrange strip-tease, vêtu d'une ample tunique blanche largement fendue sur sa cuisse parfaite ; sur l'épaule à peine voilée, reposait sa longue natte blonde . Ses immenses yeux noirs lourdement soulignés de kohl, paraissaient, perdus dans la pénombre vague , ne pas savoir encore contempler le monde ni percevoir ses réalités. Sur ses lèvres faussement innocentes naissait un sourire incertain. Aux sons acides d'un clavecin, il se dévêtait lentement en se lovant amoureusement sur une immense et insolite quenouille. Il dévoilait enfin un corps gracile mais parfait, qui semblait à peine pubère et s'enfuyait bien vite, comme frileusement, comme peureusement malgré les applaudissements, malgré les rappels de tous ceux qui auraient voulu le garder encore , encore un peu , avec eux ... Leslie , lui, est véritablement somptueuse , le rein creusé , la croupe triomphante , la poitrine glorieuse. Il est vêtu d'une courte robe , d'une tunique plutôt collante   faite de fines chaines métalliques , conçue pare un de nos plus extravagants couturiers parisiens .

Sous l'ombre portée de la lourde chevelure auburn, son large regard noir semble dévorer lentement , voluptueusement , chacun des hommes qui , la gorge un peu sèche, haletants d'un sourd désir, le contemplent .

D'une main précise, que guident les vibratos d'une guitare orgueilleuse, Leslie dévide les chainons savamment agencés de sa tunique, libérant doucement, comme à regret , les épaules pleines de la maturité , les seins aux pointes brunies , le ventre à peine arrondi , et puis les hanches larges et douces .

Les hommes sont suspendus à chacun de ses gestes, personne ne bouge, personne ne parle ; les serveurs, eux-mêmes, sont  immobiles et silencieux .

Bientôt la guitare aussi se tait. Leslie sort lentement, s’effaçant peu à peu dans les rideaux de satin
noir qui masquent la coulisse. Et chacun, nostalgique, le regarde partir , et personne n'applaudit et personne ne le rappelle .

Le pesant silence presque angoissé est bientôt et brutalement, interrompu par la fanfare bruyante et grinçante qui annonce l'entrée d’Archibald. Les dérapages de L'archet sur le violon, les aigres miaulements de la trompette sont soutenus par une contrebasse aux lourdes vibrations.

L'apparition d'Archibald déclenche les rires. Sa lourde robe de velours pourpre, son col de chinchilla cachent un corps avachi de mémère . Sa perruque grise est rehaussée d'aigrettes d'or ; des bracelets clinquants , les bagues épaisses, un triple collier de perles complètent sa tenue .

Il charge vulgairement son personnage , ondule grotesquement sa croupe , soulève ,canaille , sa jupe sur un genou difficilement plié et qu'on imagine arthrosique , lance des œillades sordidement grivoises .

On hurle de rire.

La sinistre clownerie se poursuit en un déshabillage faussement malhabile, brutal et désordonné, de vieille femme en proie à de dernières fureurs vaginales.

Se dandinant, tressautant, il passe , entre les tables , vêtu encore d’épais bas  noirs , de jarretelles roses, et d'un lourd corset , lacé serré , sous lequel , devine-t-on , il y a peut-être, peut-être , un corps émouvant.

Archibald , enfin , choisit quelque victime parmi les spectateurs hilares, s'offre à lui , cuisses écartées, ses mains  impatientes essayant maladroite ment de relever le bas du corset. Il enfourche le cuisse de l'homme, s'écrase sur sa poitrine et celui-ci , tordu de rire et de répulsion mêlées, cherche à échapper au baiser gluant .

Après quelques instants de lutte, souvent infructueuse malgré les encouragements de la salle , Archibald se relève brusquement .

Sur toutes les tables, devant chaque occupant, se trouve un fin vase de cristal contenant une orchidée noire. Archibald contemple , souriant , son partenaire passager , puis, sortant de son bas  de minuscules ciseaux, coupe l'orchidée qui est devant lui . Et , triomphante , le bras levé , envoyant des baisers , il regagne les coulisses sous les vivats enthousiastes .

Mais l'homme à l'orchidée coupée mourait dans les jours suivants . Et bientôt des rumeurs coururent le public déserta lé cabaret, la police- enquêta. Alors brusquement les frères disparurent et nul ne sut ce qu'étaient devenus les, t rois acrobates, ce qu'étaient devenus les trois travestis «.

Satisfait, Phoebus Ballovent reposa sa plume, de manda l'addition que lui apporta la caissière qu'il n'avait pas encore remarquée, la grand-mère sans doute. La femme blême, aux cheveux noirs à peine mar­qués de gris , lui rendit la monnaie . Phoebus la regardait faire, songeur . Bientôt, il se mit à sourire, un peu narquois se moquant de l'inquiétude ténue qui venait de naitre en lui : peut-être n'aurait-il pas du laisser déchirer le ticket de sa consommation par cette femme ? Par la troisième femme…

 

 

 

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