ET LA LUMIÈRE VINT !

ET LA LUMIÈRE VINT !

(d’après « un dessert vivant » - une illustration d’Harris Burdick)

            Elle abaissa le couteau et cela devint encore plus lumineux. Pour la troisième fois elle tentait de le planter dans la citrouille et pour la troisième fois elle hésita puis recula face à la lumière émise. La nuit était déjà tombée et la citrouille étincelait. Émilie avait pourtant pris la ferme décision de fêter Halloween cette fois ci. Enfant, elle n’avait jamais pu parcourir les rues à la nuit tombée avec les bandes de gamins qui allaient de porte en porte en criant « Des sorts ou des bonbons ! ». Jamais un môme ne lui avait proposé de se joindre à eux. Ça ne la décevait pas vraiment. C’était comme tous les jours… quand elle passait ses récréations seule sur le banc à regarder les autres filles jouer à la balle ou à la corde à sauter.

            Mais c’est décidé ! Elle n’a plus l’âge de tirer les sonnettes aux portes et de réclamer des bonbons. En revanche, elle a l’âge de recevoir les gamins et elle veut en attirer le plus possible. Pour cela il lui faut avoir devant sa porte la plus belle tête de citrouille qui soit.

            Sa solitude était devenue sa compagne quotidienne en grandissant : les années de fac n’avaient été que des années d’études le soir dans sa chambre. Aujourd’hui elle n’a pas quitté la fac mais est passée de l’autre côté comme secrétaire dans un bureau.

            Elle abaissa une quatrième fois le couteau pour entailler la tête de citrouille au niveau de ce que seront les yeux.

  • Fais bien attention !

La citrouille brillait toujours mais plus doucement qu’auparavant.

  • Fais bien attention !

La voix était faible, presque susurrante, et Emilie n’était pas sûre d’avoir bien entendu. Elle n’était pas vraiment surprise. Elle avait choisi cette citrouille dans le champ à l’arrière de sa maison simplement parce qu’elle était singulière. Moins ronde que les autres, un petit peu plus tordue et surtout elle émettait cette lumière qui lui donnait un vague air de luciole ou de ver luisant. Émilie entreprit de percer un premier œil.

  • Merci ! Ah ! Merci !

Elle ne s’arrêta pas dans sa besogne. Le deuxième œil suivit.

  • Enfin la lumière ! sussura la citrouille.

La parole se fit plus claire et articulée quand Émilie tailla vivement afin de lui faire une bouche.

  • La lumière et la parole ! Merci encore !
  • De rien ! répondit Émilie. Ca me fait plaisir ! Tu me vois et tu peux me parler. J’ai quelqu’un avec qui converser.

La citrouille prit un air peiné

  • Nos conversations n’iront pas loin, je le crains. Je manque d’esprit.
  • Si je peux faire quelque chose. Rétorqua Émilie.
  • Tu peux faire quelque chose. J’aimerais que mon esprit s’ouvre sur le monde.

Émilie n’eut pas à réfléchir bien longtemps. Le geste approprié lui vint naturellement, Elle approcha le couteau, à peu près là où pourrait se situer le cerveau. Les reflets de la citrouille croissaient sur la lame à mesure que le couteau s’approchait. Maintenant qu’elle avait un regard, Émilie pouvait constater son plaisir. Maintenant qu’elle avait une parole, Émilie pouvait entendre ses soupirs.

SCHLAK ! Le couteau entama la peau du cucurbitacée, s’enfonça dans sa chair et agrandit l’entaille de manière à faire entrer la lumière. Et la lumière entra ! Mais Émilie fut surprise par la puissance du flot qui semblait alors provenir de partout. Sa lampe de cuisine commença à faiblir, ainsi que les néons. Émilie regarda autour d’elle. Une à une chaque lampe de la maison s’éteignit. Elle regarda dehors. Les lumières des réverbères quittaient la rue pour traverser la vitre de la cuisine et se réfugier dans la citrouille. Émilie lâcha sn couteau et colla son nez à la fenêtre. Aussi loin qu’elle put voir, les lumières de la ville s’éteignaient. Les monuments s’obscurcissaient, les immeubles s’endormaient. Les techniciens appelés à la rescousse ne savaient que penser. Il y avait toujours de l’électricité, tous les appareils étaient en état normal de fonctionnement. Il n’y avait simplement plus de lumière. Les hommes, les femmes, les enfants…. Tous tâtonnaient dans le noir, s’appuyant contre les murs, s’accrochant aux rambardes. Émilie n’eut pas besoin de le faire. La citrouille était là, devant elle, lumineuse et un peu sardonique.

Émilie prit la tête entre ses mains et la déposa sur le perron, devant la porte. Alors par petits groupes, les gens arrivèrent d’un point et de l’autre de la ville. Depuis le pâté de maisons adjacent ou depuis les quartiers périphériques.

Et tous vinrent regarder les dernières lumières du Monde devant la porte d’Émilie.

(Rougemont – Le 13 Octobre 2024)

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