Cristobal

CRISTOBAL

 

Cristobal, assis sous le porche croulant,  regarde le couple devant lui. "Ils " les appellent des touris­tes .

" Mais , songe Cristobal, certains d'entre eux sont déjà des nôtres.

L'homme porte une sorte de culotte courte d'un brun verdâtre qui s'arrête à mi-cuisses au dessus de ses jambes maigres et poilues ; sur son torse, flotte un maillot rouge vif sur lequel figurent de ces  mots absurdes qu'ils semblent affectionner : " Ohio University " ou " Kansas-city club " ou que sais-je ?

Sa petite tête aux traits anguleux d'oiseau. de proie retient en équilibre un minuscule chapeau de paille très blanche entouré à la base de la coiffe d'un gros ruban vert. De longues lanières suspendent à son cou une petite boite de métal et de cuir avec des fenêtres rondes. Il soulève souvent brusquement cette boite devant ses yeux et l'un entend, alors un léger déclic. La femme est grasse , les parties découvertes du corps enduites d'une sorte d'huile qui fait briller les brûlures que le soleil lui a infligées, marquant de larges plaques rouge-vif ses joues, ses épaules veules, ses bras grassouillets , la face antérieure de ses grosses cuisses bombées ( la postérieure restant blafarde et grumeleuse ); ses fesses sont engoncées dans une petite culotte blanche tendue à craquer ; ses mamelles bombent un chatoyant tissu vert et or. Le roux de ses cheveux secs et court est irréel. D'immenses lunettes blanches aux verres noirs lui cachent la majeure partie du front et du visage. Tout en regardant la rue vide qui fuit devant eux, ils parlent bruyamment, , pérorent, clamant des propos insignifiants et oiseux , comme s'ils étaient seuls au monde comme s'ils étaient parfaitement incapables de pressentir, dans le silence bruissant , la présence d'êtres invisibles pour eux, d'âmes, de fantômes furtifs , d'ombres ténues, de nuées transparentes Cristobal les regarde avec ennui et une pointe de dégoût . Il détourne enfin la tête, lentement , vers la rue déserte d'hommes, austère et éternelle au milieu des ruines. Il la contemple essayant de ne pas entendre les jacassements minables.

 

Soudain au détour de cette rue, apparait au loin un moine de très petite taille. De sa lourde robe brune dont le capuchon est rejeté sur les épaules, sort une tête énorme, glabre, livide ; sa bouche est une cicatrice aux lèvres épaisses et irrégulières, sous un nez court et comme martelé ; le front immense, le crâne chauve surplombent deux petits yeux perçants , aux prunelles pâles serties de paupières boursouflées rouges et 1armoyantes. Ses petites mains déformées par l'arthrite s'agitent continuellement, tapotant la muraille, griffant la tunique de bure, se jetant vers le ciel en imprécations silencieuses. Il avance lentement, tanguant d'un mur à l'autre. Les deux touristes ne semblent pas le voir ; il les bouscule pourtant, leur accroche le bras, les supplie de se taire. Mais ils ne le voient pas, ne l'entendent pas. De guerre lasse, le moine les abandonne et disparait à travers la muraille . Cristobal se redresse alors et traverse à son tour le paroi de pierre   pour rejoindre le gnome.

Il se présente à lui , lui demande s'il a VU ses parents, les lui décrit.

" Non , répond le moine, , ils ne sont jamais venus ici ; mais il y a ce soir encore un pèlerinage au Lieu Saint : on attend trente mille paysans rhénans du Moyen?Âge, cent mille Kirghizes massacrés et , bien sûr, comme toujours , plusieurs milliers de méditerranéens de tous les temps. Peut-être la chance sera-t-elle aujourd'hui avec vous ? "

L'ayant remercié, Cristobal poursuit sa promenade à travers les ruines à travers ce conglomérat de demeures qui sont nées l'une de l'autre au long des siècles, intriquant dans une complexité harmonieuse et pratique, les salles, les chambres, les couloirs tortueux, les cellules des moines, les cachots des prisonniers, les ruelles d’où l’on ne voit pas le ciel, les cours étroites engoncées dans les murailles énormes, les puits sans fond, les caves mystérieuses dont les nombreux étages se sont bâtis peu à peu sur les cavernes des premiers âges .

Accoudé au four à pain millénaire, Cristoba1 contemple le longue cuisine qui est devant lui : Rien n'a changé depuis des siècles , depuis la Grande Catastrophe ( et le Grand Miracle ) ; les fours de pierre et de terre ne se sont pas effrités, les vieux chaudrons sont restés dans le même état, 1a chaux blanche des parois ne s'est pas ternie, les anneaux profondément fixés dans les murailles sont intacts ; dans les geôles , de même , les chaines sont encore là . Les hommes ont renoncé à reconstruire cette partie de la Cité, depuis la Grande Catastrophe ( et le Grand Miracle). Mais ils ne s'étonnent point que ces ruines restent propres et nettes , qu'il n'y ait pas de gravats sur le sol, pas de poussière dans la longue rue déserte ; que les herbes folles et les figuiers sauvages n'aient pas envahi les décombres . Et ils ne pourraient deviner que les nôtres, jour après jour , heure après heure , arrachent chaque plante naissante , écartent chaque grain de terre, chaque feuille qui vole, chaque insecte égaré. Ils ne savent pas que ces maisons abandonnées sont un Sanctuaire pour les nôtres .

Cristobal pense "les nôtres " mais il se sont pourtant un peu différent, distant. Il comprend qu'il y a bien ou le Grand Miracle, que les siens aient pu en concevoir une grande reconnaissance (pour qui ? ou pour quoi ? au fond ) , mais inconsciemment il se rétracte , rebelle à la « Vénération ».                             

Songeur , il reprend son chemin. Au détour d'un pan de muraille , il salue distraitement un mousquetaire glorieux et rutilant qui courtise une belle Numide. Puis il bavarde quelques instants avec un Néanderthalien matois et rigolard qui lui raconte avec truculence sa tournée des lieux saints: les restes majestueux d'un temple néolithique sur une colline voisine , l'opulente cathédrale accotée aux ruines de la Cité et puis le Sanctuaire de la Grande Catastrophe ( et du Grand Miracle).

Distrait par ces plaisants propos, Cristobal bavarde avec les uns et les autres , avec le pâtre grec , avec le guerrier Bantou , avec l'immense Fomoré, , avec le vieux Brahmane. Il s' enquiert de ses parents. Personne ne les a rencontrés .

 

" Nous nommes maintenant des dizaines de milliards; mais comme personne n'oublia jamais celui qu'il a vu une fois et qu'il y a bientôt cinq siècles quo je cherche et que j'interroge, j'espère les retrouver bientôt "

Il réajuste sur son front le bandeau rouge, signe distinctif de ceux qui cherchent à retrouver quelqu’un . Les siens, la famille, la tribu ...pour fuir leur matérialisme dérisoire , leurs superstitions abjectes, pour échapper à un monde cruel et absurde il a, jadis, , précipité l'heure de ce qu'il croyait être la fin . Mais maintenant que sont-ils ? que croient-ils? Et qu’est devenu l'ancêtre vieux de plusieurs millénaires, une grande carcasse de forban princier dont la rencontre l'a subjugué , l'a fasciné ? Ce grand ancien, mystérieux et hautain, s’'est bientôt perdu dans la foule ; il y a quelques années déjà de cela…

Cristobal s'est peu à peu rapproché du cœur du sanctuaire . Une foule immense entoure le grand prêtre maigre qui, pour l'éternité , rappelle la Grande Castastrophe (et le célèbre le Grand Miracle ). Tout le monde connait les phrases sacrées : "C'était le plus formidable tremblement de terre que notre planète ait connu. Il a ébranlé les hautes murailles de la Cité qui, en s'écroulant , ont mené à la mort des milliers de vivants. Il a détruit la Cathédrale qui s'est effondrée sur des centaines et des centaines de fidèles . Pendant encore de longues minutes , il a boulever­sé le sol couvert de décombres et les rares survivants sont morts de terreur .

" Et alors la terre se calma pendant une heure et redevint silencieuse .

" Et ensuite survint la Grande Catastrophe : la terre à nouveau trembla et s'ouvrit en une immense crevasse de trois milliers de mètre de longueur , de trois centaines de mètres de largeur

" Et des milliers et des milliers de corps disparurent à           jamais dans des gouffres insondables .

Et alors le Grand Prieur , écrasé par une énorme corniche dès la première secousse, saisit la Croix et lançant l’Anathème sur la Malédiction , se précipita dans l'enfer sans fond et y disparut .

" Et aussitôt l'entaille se referma et la Terre cessa de trembler. Et elle n'a jamais plus tremblé en cet endroit . Et nous honorerons éternellement le Grand Miracle et nous rendrons grâce éternellement au Grand Prieur " .

Cristobal songeait : " Peu d'entre nous ont connu et connaitront l'effroyable Disparition au Centre de la terre , l'unique Epouvante dont on ne revient jamais .

" Et Nous sommes des dizaines de milliards et nous serons des milliers de milliards , et des millions de milliards pour l'Eternité . Et si un jour le Grand Miracle peut conjurer à jamais la Grande Catastrophe , nul ne disparaitra plus " .

Nul ne disparaitra plus ? Pourtant il court de sourdes inquiétudes , des 1égendes chuchotantes prennent

corps ; d'angoissants propos parlent de disparitions subites , inattendues ; sur les côtes les plus sauvages de Norvège ,assurent les uns , peut-être sur toutes les roches maléfiques du Septentrion , prétendent d’autres ."Peur irraisonnée, disent les gens sérieux ; il s'agit à coup sûr de personnes dont on perd la trace dans la foule ,et vous les croyez mystérieusement disparues ".

Mais des témoignages précis , dignes de foi , semblent contredire ces propos lénifiants.

Quoi qu'il en soit , la rumeur ne s'éteint pas et chacun, sans l'avouer , évite les territoires suspects.

La foule, cependant, s'est brutalement, gonflée de nombreux pèlerins en extase , qui s'avancent à genoux, psalmodiant lentement un chat grave et funèbre, lourdd'un sentiment de faute irréparable, de terreur contenue , de lâcheté implorante . Ces milliers et ces milliers .d’êtres rampent sur les roches rugueuses, sur 1es ruines déchiquetées, se martelant contre le sol , hurlant leur indignité , suintant leur trouille éternelle , étalant leur veulerie originelle.

Cristobal aperçoit les siens , vautrés parmi les autres, réchauffant leurs angoisses aux angoisses de la foule , accordant leur peur aux peurs du troupeau , affichant presque complaisamment leur bestiale médiocrité, leur minable superstition .

Cristobal recule lentement loin des premiers rangs, déroule calmement son bandeau rouge . Il part vers le Grand Nord , vers la Norvège, de plus en plus loin, de plus en plus seul .

Personne n'a pu me dire ce qu'est devenu Cristobal.

 

 

 

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