Mon miroir

MON MIROIR

 

Mon miroir est devenu fou. Au début, de façon imperceptible et je ne m'en suis rendu compte sans doute qu'assez tardivement. Lorsque j'y réfléchis, cependant, quelques faits qui auraient du m'alerter me reviennent en mémoire : une fugace ondulation des bords de la glace , une flétrissure grisâtre de l'image pendant un bref instant , un clin d'œil insolite .

C'était un bon et solide miroir qui me venait de mon père, et du père de mon père. Celui-ci l'avait rapporté des colonies lorsque, jeune fusilier -marin, il faisait la. campagne d’Asie, au début de ce siècle, sur un lourd cuirassé empanaché de fumée noire . C'est au fond d'un tripot de Hanoï , dans l'abrutissante pesanteur de l'opium et de l'alcool de riz, qu'il l'a gagné au cours d'une mémorable partie de cartes avec un commerçant chinois. Celui-ci, qui prétendait n'avoir plus de piastres sur lui, a offert à mon grand -père d'acquitter sa dette en lui remettant ce miroir.

C'était là une fameuse occasion d'épater les copains du bord et de susciter l'admiration de ses parents lorsqu'il serait de retour au pays.

C'était un beau miroir, de grande taille, ovale, aux bords légèrement biseautés, avec parfois de curieux reflets ocres lorsqu'on l'inclinait doucement

Il était encadré de torsades de bois noir laqué qui lui conféraient, aux yeux du petit paysan breton , le statut de somptueux trésor , lourd de richesses exotiques inestimables . A coup sûr, on n'en trouvait point de pareil, même chez les bourgeois de Quimper .

Il a bien joué son office de serviteur fidèle, attentif et réservé. Et chaque matin, jour après jour, c'est devant lui que mon grand père récréait de son grand rasoir "coupe-choux" , le glabre de ses joues, assurait , de main de maître , les contours au cordeau de sa petite moustache carrée . C'est devant lui qu'il a vu naître les fines varicosités de ses pommettes et des ailes du nez, et  le jaune peu à peu envahir ses yeux. C'est sur lui que n'a pas marqué la buée de son dernier souffle .

Mon père, étant l'ainé , a hérité le miroir et t'eu coupe-choux . Et moi , de même , étant l’ainé…

Pourquoi, après m'avoir satisfait tant de longues années, pourquoi , après avoir servi parfaitement nos trois générations , pourquoi maintenant une étrange personnalité semble-t-elle s'être emparée de lui , pourquoi sa raison chavire-t-elle ?

Siècle après siècle, tout miroir reflète imperturbablement la sagesse et la folie des hommes et leurs passions. Pourquoi le mien ? Pourquoi le nôtre a- t-il failli?

Un jour, je lui ai souri , heureux de son image; il a ricané . Douloureusement ,je lui ai demandé , doucement : " pourquoi ?" Il a ri plus haut . J'ai insisté ; il s'est convulsé violemment , manquant rompre son attache, écorchant le mur. J'ai pris peur . Je suis parti .

J'ai évité de le regarder , ce soir-là , en me couchant . Je me suis réveillé brusquement , au milieu de la nuit , angoissé .

Ma chambre est dans l'obscurité . Par la porte en

 

trouverte de la salle de bains, j'aperçois le miroir qui reflète un sinistre et blafard rayon de lune.

Pourtant ... pourtant par les fentes des persiennes, je n'aperçois nulle lumière. Je vais ouvrir grands
les volets : la nuit est noire, d'un noir de cendre ; et il n'y a pas de lune. Le reflet, dans le miroir , derrière moi , persiste . Agacé, je ferme la porte de la salle de bains. Et je retrouve, difficilement , le sommeil .

C'est le lendemain que le miroir s'est franchement déformé pour la première fois      m'étirant en un long, long visage aux grands yeux tristes , pour brutalement me contracter en un lourd et rond faciès de brute au regard impavide , une gueule dilatée , à se rompre , de violence mal contenue. Puis avec soulagement , j'ai vu réapparaitre mon aspect habituel . Mais, ce jour-là , je ne me suis pas rasé .

Parfois des reflets verdâtres troublent lentement l'eau de mon miroir , parfois le traversent de rapides zé­brures violettes . Parfois son cadre devient lumineux comme une barre d'acier chauffée au rouge .

Parfois aussi , il crisse , il grince et il invente, sur sa surface lisse , une large fissure qui va se refermer avec un claquement brutal , élastique . Avant-hier , il s'est tordu en spirale et s'est doucement balancé au plafond , comme un mobile décoratif .

Hier , des gueules de dragons , enveloppées de flammes ,sent apparues sur les torsades du cadre ; elles se sont longtemps agitées de brusques mouvements saccadés spasmodiques . Le jet de la douche a été incapable de les calmer . Ce matin il s'est convulsé violemment alors que je me rasais . Une longue estafilade entaille profondément ma joue.

Pendant que je me pansais , il s'est encore agité et, dérouté par ce mouvement inattendu , j'ai appliqué le sparadrap sur l'angle de mon oeil.

J'ai engueulé le miroir . Il m'a projeté au vi­sage un long jet de salive gluante .

Puis il m'a regardé de ses grands yeux bleus

(alors que les miens sont noirs ). Ses grands yeux bleus , immobiles , remplis d'une étrange folie calme . Et ils se sont lentement agrandis comme s'ils voulaient m'engloutir dans leur azur insondable .

" Et je l'ai frappé , Monsieur l'agent , je l'ai frappé , je ne pouvais pas faire autrement !"

Soulevant lentement, ses massives épaules , le policier me répondit laconiquement : " Vous connaissez la loi , mon vieux ; vous en prenez pour sept ans ."

Ajouter un commentaire

Anti-spam