La maison du garde

LA MAISON DU GARDE-CHASSE.

            Papa et maman m’avaient installé dans la maison du garde-chasse. Ils m’avaient dit que c’était là que je m’en occuperai. Pap’ avait eu du mal à remettre le chauffage en marche ; il faut dire que la maison était abandonnée depuis plusieurs années ; un nid à poussières et les araignées n’avaient manifestement pas apprécié d’être délogées. Nous avons ouvert grand les fenêtres et les volets pour aérer et pendre les draps gorgés d’humidité.

- Mais on ne le fait que pour la matinée, avait dit maman.

Elle m’expliqua qu’après il fallait laisser les volets fermés et ouvrir les fenêtres le moins souvent possible, seulement quand l’air serait trop lourd et poussiéreux. Le moins souvent possible parcequ’il n’aimait pas çà et que, quand même, j’étais là pour m’occuper de lui. Le premier soir, nous dînâmes tous les trois ensemble et c’est moi qui préparai le repas. Cela faisait des semaines que je m’entraînais avec maman sur le plus grand nombre possible de recettes. Elle m’avait dit que quand on est seul, bien manger est essentiel pour garder le moral. Enfin…je n’étais pas seul mais , lui, ne mangeait pas. Il me ferait la conversation les jours où il serait là. Les autres jours, je devrais m’occuper de lui. Papa et maman me montrèrent où il était car je ne l’avais jamais vu. De la salle à manger, il fallait descendre un escalier qui se cassait à angle droit en son milieu et là on tombait d’abord sur une pièce qui avait été la chambre du garde-chasse. Maman passa devant et ouvrit une autre porte puis une deuxième donnant sur une vaste pièce en L. Au fond, il y avait une espèce de cagibi ou de cave à vin.

- C’est là qu’il se trouve, me dit-elle en me tendant un trousseau de clés. Je n’ai pas besoin de te le montrer maintenant. Tu t’en occuperas seulement les jours où il n’est pas là.

Après le repas, les parents prirent congé en me promettant de revenir le lendemain en début d’après-midi. C’est le meilleur moment pour moi pour faire une pause ; c’est ce qu’ils ont dit. Au moment de partir, je leur ai demandé de rester un peu pour que papa me raconte une histoire . Papa m’a dit que j’étais trop  grand pour çà et que je n’avais qu’à lire les livres et les journaux qu’on avait ramenés. Si je le voulais, ils pourraient m’en rapporter d’autres demain ; je n’avais qu’à donner les titres.

Le premier soir, j’ai eu beaucoup de mal à m’endormir. Il n’est pas venu et je me posai beaucoup questions à son sujet : comment allais je faire pour m’en occuper ? Est ce qu’il était en mesure de se rebiffer ? Et s’il me posait des questions, que devais je dire ? Maman n’avait pas voulu répondre à mes questions. Elle m’a dit que je saurai faire le moment venu ; qu’il y avait tout le matériel dans sa pièce et que je saurai comment faire. Il est venu me voir le lendemain matin pendant que je prenais mon petit déjeuner. Il est resté à me regarder...gentiment...avec de doux yeux. Il avait l’air d’être content de me voir mais il avait l’air aussi de se demander qui j’étais et ce que je faisais là. Il n’a rien dit de toute la matinée. Moi, je n’ai pas osé parler. J’avais une grosse boule dans la gorge. Ce n’était pas de la peur , pas de l’angoisse, pas de la tristesse non plus. Je n’arrivais pas à déterminer quel sentiment c’était, et maintenant que je suis vieux, je peux dire que c’était une boule d’amertume...à cause de tout ce temps perdu ; mais je crois que ce temps, on l’a rattrapé. Il me regardait encore quand je me suis levé pour faire la vaisselle et il se tenait derrière moi ; je sentais sa présence et je n’osais pas me retourner. Je crois qu’il aurait aimé entamer la conversation mais je n’étais pas encore prêt. Je suis sûr qu’il l’avait compris dès ce moment. J’ai fait traîner la matinée comme j’ai pu avec un peu de ménage, en lisant des bandes dessinées et j’ai même fait quelques devoirs ; les parents m’avaient dit que le fait que je reste enfermé ici ne devait pas me faire négliger mon instruction. J’ai buté longtemps sur un exercice de maths et il s’est penché par-dessus mon épaule pour apprécier ma progression. Il ne m’a pas dit un mot mais je sentais à son attitude quand j’étais sur la bonne voie pour résoudre le problème. Il m’a fallu une bonne demi-heure pour venir à bout de l’exercice. Il eut alors un geste significatif en se tordant de trois quart au-dessus de la table pour mieux lire et il m’a regardé d’un air satisfait. Après, il est allé s’asseoir en face de moi, de l’autre côté de la table. Il m’a regardé déjeuner ; j’avais posé rapidement une assiette et un verre et étalé sans ordonnancement ce que je comptais manger : quelques tranches de saucisson, une cuisse de poulet, quelques crudités. Il a regardé ce relief de repas d’un air étonné et choqué. Il m’a alors regardé fixement ; ce désordre alimentaire ne lui convenait manifestement pas. J’ai tout ramassé et remis la table comme il faut, comme maman m’avait appris, le couteau à droite, la fourchette à gauche, le dessous-de-plat, mes ronds de serviette. Il avait l’air satisfait. C’est amusant parceque papa et maman m’avaient expliqué qu’il n’avait jamais aimé les manières et les règles trop strictes. A croire que son changement d’état avait aussi modifié ses manières de penser. Pendant le repas j’ai mis de la musique sur mon ordinateur portable. Je sais que çà ne se fait pas mais j’aime bien et il appréciait aussi. J’ai mis quelque chose qu’il ne pouvait pas connaître mais qui était dans la lignée des groupes de rock qu’il écoutait. Il était surtout intéressé par mon ordinateur portable. Il n’en avait évidemment jamais vu. Sans qu’il me le demande, je me suis levé pour lui montrer qu’on pouvait y mettre l’équivalent de plusieurs centaines de disques. Lui qui aimait tant la musique, parait-il. Et puis, il a pointé son doigt sur une pochette de disque. Evidemment, son morceau préféré. Il parait que ses copains le lui avaient joué : papa et maman me l’ont expliqué la semaine dernière. J’ai pointé la souris sur la pochette , j’ai double-cliqué et la musique a démarré. Il s’est assis dans le fauteuil-club du grand-père pour mieux écouter. A un moment, la musique s’est affaiblie et on a nettement entendu des craquements de feuilles mortes dehors. Il était deux heures de l’après-midi.

C’était papa et maman qui venaient me voir comme promis. Alors, il s’est levé et a ouvert la porte de la cave ; enfin, je dis cave parce que c’est en bas mais c’est la porte qui mène à son logement et il est descendu. Papa et maman m’avaient déjà expliqué qu’ils ne pourraient pas le voir. C’est pour çà que c’était à moi de m’en occuper. Ils m’ont embrassé en entrant et je les ai fait asseoir dans le salon, le temps de faire le café. Ils m’ont dit qu’il était très bon, fort mais pas trop, pas comme celui de la maison. Papa m’a demandé comment çà s’était passé. Je lui ai dit qu’il était venu me voir mais n’avait pas parlé. Papa m’a répondu que, les premiers jours, c’était normal ; qu’il lui faudrait le temps de s’habituer. Papa se trompait car il ne l’a jamais fait mais il savait quand même se faire comprendre et nous pouvions avoir de longues conversations où j’étais le seul à parler. Il est revenu six jours de suite. Le matin, il me regardait déjeuner et lisait les informations sur Internet avec moi. Sa longue absence faisait qu’il avait beaucoup à rattraper. D’après mes évaluations, il n’avait connu ni la guerre du Kippour, ni la dictature militaire ni tout ce qui a suivi. Quand j’ai commencé à regarder les informations du jour, il était manifestement fâché car il avait probablement du mal à mettre toutes ces données en ordre. Il se retournait alors rageusement et il m’a fallu du temps pour saisir qu’il s’agissait d’une réaction d’impuissance de sa part face à un monde qui avait changé sans lui. Les parents m’avaient dit qu’il aimait la politique, l’économie, les arts,…que, par-dessus tout, il aimait penser. C’était ce que mes copains appellent un « intello ». Je suppose que sa méconnaissance des faits historiques passés l’empêchait de réfléchir à ce qu’il se passe aujourd’hui. Il m’a fallu deux jours pour le comprendre. J’ai fait alors fonctionner plusieurs moteurs de recherche et remis les articles en ordre à partir du jour de son absence. Il était satisfait et on a revu la politique mondiale en six matinées. Je ne sais pas s’il a  tout retenu ; je le suppose ; mais sa capacité de lecture était étonnante, comme s’il était une éponge asséchée depuis des années qui se remplit goulûment et çà me permettait de réviser mes cours d’Histoire. Au bout d’un moment, j’arrêtai là pour pouvoir faire mes devoirs et il me regarda faire. Quand je me trompais, il pointait la faute du doigt et quand je réussissais, il posait la main sur ma feuille, paume à plat, comme pour me dire que je pouvais m’arrêter là. Au bout du troisième jour, j’ai eu l’intuition qu’il s’ennuyait de me regarder déjeuner alors j’ai mis le couvert pour deux. Il s’asseyait satisfait sans pouvoir toucher à son assiette mais nous pouvions nous regarder de semblable à semblable et je n’avais pas oublié de poser son rond de serviette près de son assiette ; celui que maman m’avait donné. Chaque jour, il s’éclipsait à quatorze heures juste, quand les parents venaient prendre des nouvelles et il revenait à seize heures juste après leur départ. Il restait avec moi jusqu’à l’heure du coucher. Nous n’avions guère d’activités pour occuper nos soirées : il ne lui était pas possible de jouer aux échecs, aux cartes ou à un quelconque jeu de société et lorsque j’ai voulu l’initier aux jeux vidéos il s’est énervé et m’a fait signe d’arrêter, comme s’il n’arrivait pas à appréhender les caractéristiques nouvelles de ce jeu en trois dimensions. Nous nous sommes alors repliés sur la lecture de livres et sur les feuilletons que je captais sur Internet. Et puis, le septième jour, il n’est pas venu.

J’ai compris, comme me l’avaient expliqué papa et maman, que c’est maintenant que je devais le prendre en charge. J’ai pris le temps de petit-déjeuner et de lire les informations et je suis descendu par la porte de la cave. L’ampoule de l’escalier était grillée ; il faudrait la changer même si lui n’en avait pas besoin. En attendant, j’étais obligé de descendre à tâtons, en posant mes mains sur les murs, de chaque côté. Heureusement, le néon de la chambre fonctionnait mais il était bien vieux et faible ; il faudrait peut-être que j’en mette un plus puissant. Je lui demanderai son avis la prochaine fois qu’il reviendra. Près de la porte il y avait l’éponge et le bac en plastique et je suis allé jusqu’à l’évier prendre de l’eau. J’ai fait çà mécaniquement car j’avais répété et répété chaque geste avec papa. Avec l’eau, l’éponge et le savon, j’ai enduit tout son corps nu. Il était glabre et pâle. Curieusement, la peau était lisse comme celle d’un bébé et puis j’ai du couper la barbe et les cheveux qui continuaient de pousser. J’espère qu’il sera satisfait de sa nouvelle allure. Il me le dira la prochaine fois qu’il sera là. Ça a duré une petite heure parcequ’il a fallu que je passe un coup de balai dans sa chambre mais je savais que je n’aurais pas à le faire souvent. Quand les parents sont arrivés à quatorze heures, je leur ai dit que je m’étais occupé de lui et ils m’ont félicité. Ils étaient très fiers de ce que je faisais. J’étais un bon fils. C’est ce que m’a dit papa. Maman était heureuse et épanouie. Ils ont cependant été surpris quand je leur ai dit qu’il n’avait pas encore parlé. Ils pensaient qu’au bout de six jours, il était bien temps qu’il le fasse.

            Il est revenu le lendemain matin. En me regardant, il a passé la main sur son menton rasé de près en souriant. En revanche, il a fait la mine en passant la main dans ses cheveux, me faisant comprendre qu’il n’appréciait pas d’avoir le crâne rasé. Je n’avais pas pensé qu’il ignorait qu’aujourd’hui c’était la mode d’être quasi-chauve. Par la suite, j’ai laissé ses cheveux pousser et lorsqu’ils arrivaient aux épaules, je les coupais de façon à ce qu’ils tombent juste au dessous des oreilles. La vie a continué calmement, les parents venaient tous les jours de quatorze à seize heures ; je le voyais tous les jours de sept heures du matin à quatorze heures et de seize heures à heures à minuit ; après cette heure, nous allions nous coucher chacun de notre côté. En général, il venait me voir six jours d’affilée et je m’occupais de lui le septième mais parfois, il restait pratiquement une dizaine de jours durant lesquels je n’avais pas à m’occuper de lui. En quelque sorte, c’est lui qui menait la barque et rythmait mes horaires. En revanche, c’est moi qui décidait de ce qu’on allait faire ou lire mais je m’arrangeais en général pour que çà lui convienne. C’est à dire, en général, des vieux feuilletons en noir et blanc de son époque mais il acceptait de regarder des choses plus récentes ou d’écouter des musiques qui n’étaient pas trop en rupture avec ses goûts. Et puis, un jour, quelques années après mon entrée dans la maison , maman est venue mais elle était seule. Elle m’a dit que papa était malade mais que ce n’était pas grave , qu’il serait bientôt debout et pourrait venir me voir. Je ne la croyais qu’à moitié. Ils avaient vieilli tous les deux et papa beaucoup plus vite que maman. Je ne m’étais pas trompé. Quelques jours plus tard, maman est venu m’annoncer son décès. Elle a pris, comme d’habitude, de ses nouvelles mais y montrait moins d’intérêt. Le lendemain, je l’ai attendue de quatorze heures à seize heures. C’est la première fois qu’elle ne venait pas. Quand, à seize heures, il a ouvert la porte de la cave pour me rejoindre, il avait un air infiniment triste. Apparemment, il savait qu’elle n’était pas venue et j’avais l’impression qu’il savait pourquoi. Je ne l’ai appris que le lendemain en lisant les nouvelles locales sur Internet. Elle s’était pendue et le journaliste suggérait qu’elle n’avait pas supporté le décès de son mari après les disparitions successives de ses deux fils. Apparemment, le monde ignorait que je vivais depuis ce temps dans la maison du garde-chasse. Cette fois ci, il n’a pas lu les nouvelles. Apparemment, il était déjà au courant. J’ai fait encore un exercice de mathématiques et une dissertation ; l’instruction toujours. Ce soir là, il est descendu dans sa chambre beaucoup plus tôt que d’habitude, vers neuf heures, alors, qu’invariablement, il me quittait à minuit tapante. Il m’a dit bonsoir de la main comme tous les soirs. Le lendemain matin, je l’ai attendu pour petit-déjeuner mais il n’est pas venu. Je me suis dit que c’était le jour où je devais m’occuper de lui. Cela me surprit car je l’avais déjà fait il y a moins de trois jours. Il était rare qu’il ne soit pas là sur des intervalles aussi rapprochés. J’ai tout de même pris le temps de petit-déjeuner et de lire les nouvelles et puis je suis descendu dans sa chambre tout en pensant qu’il serait temps de changer les serviettes que j’utilisais pour l’essuyer après sa toilette. J’ouvris la porte de sa chambre et allumai le néon. Je n’avais jamais pris la peine de changer ce dernier et la lumière était de plus en plus faible. Mais, jour après jour, je m’y étais habitué et je pouvais le distinguer du premier coup d’œil, allongé sur son lit. Cela explique que j’ai pu voir immédiatement que son corps n’était plus là. Je compris alors que je n’avais plus de raisons de rester dans la maison du garde-chasse. Je remontai péniblement l’escalier de la chambre et les craquements de mes rotules, la lourdeur des jambes, me disaient à nouveau que je n’aurais pas pu continuer très longtemps à m’occuper de lui.

            J’ai laissé la table du petit-déjeuner en plan, la tasse de café, la tartine de pain,…L’ordinateur portable continuait à émettre un morceau très doux qui occuperait le salon quand je ne serai plus là. J’ai fermé doucement la porte et pris l’allée entre les arbres. Au nombre de feuilles mortes qui gisaient sous mes pieds, ce devait être l’automne. Malgré les années, je ne me suis pas trompé une seule fois sur le chemin du retour et, après avoir longé la grande maison familiale mais sans lui jeter un regard, je suis arrivé au portail du parc. Celui-ci, qui m’avait semblé si grand la dernière fois que je l’avais vu, n’était qu’à hauteur d’homme. Papa ou maman avait pris soin de le déverrouiller sachant, qu’un jour ou l’autre, je devrais m’en aller. Au bout de la route qui passe devant la maison, la ville avait changé. Elle était plus grande et bruyante qu’alors. Dans ma naïveté, j’avais toujours pensé qu’après toutes ces années on m’aurait reconnu et dit bonjour et demandé ce que j’étais devenu, ce à quoi je n’aurais rien pu répondre puisque j’étais seulement resté dans la maison du garde-chasse.

            Personne ne m’a reconnu. J’ai pourtant marché longtemps dans la rue principale.

 

(06-07 Septembre 2008)

 

 

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