La vieugarçonne

LA VIEUGARCONNE .

 

Depuis qu'elle a pris sa retraite , depuis  qu'elle n' plus ses copains et ses copines de travail , Charline vit seule. Quoique sa maison ne soit pas très grande, elle n'en occupe pratiquement que deux pièces : sa chambre à coucher-salon-bibliothèque et la cuisine, cette dernière pièce d'ailleurs uniquement pour des repas prestement conçus et  rapidement déglutis. Une ou deux fois par semaine, elle va diner dans une pizzeria ou une brasserie de la haute ville. Cet évènement se situe le plus souvent le Mardi ou le Jeudi ; ces soirs là, en effet, la province assoupie ne déserte guère ses foyers. Et , tapie dans un coin d'ombre, Charline peut poursuivre tranquillement la lecture de ses revues d'occultisme , occupation qui n'est guère troublée par le service nonchalant du garçon plus volontiers       cantonné au bar ni par quelques solitaires voyageurs de commerce le nez plongé dans leur bouchée à la reine et les yeux englués dans l'écran du téléviseur Après avoir fumé un ou deux voltigeurs , elle rentrera chez elle , par quelques rues mal éclairées et désertes à cette heure.

L’été, la ville reste plus tardivement animée; aussi fera-t-elle un détour par la ruelle étroite qui se glisse entre la voie de chemin de fer et l'ancienne tan­nerie Perraud qui , depuis vingt ans , n'en finit pas de se délabrer.

Charline aime sa solitude et la protège de son mieux, farouchement, sauvagement parfois . Certes

il n'en a pas toujours été ainsi ; et, durant sa longue carrière de dactylo , de secrétaire, de chef
de bureau , elle a fit partie de joyeuses bandes , elle a eu des amis fidèles et loyaux , elle a possédé plusieurs amants et quelques amantes ; elle a , pendent ses vacances, parcouru le monde , la Thaïlande cette fois-ci et le Cap Nord l'an prochain ; elle e su , curieuse et bienveillante , se pencher sur les mœurs indigènes ,s'intéresser à la vie quotidienne du marchand de pastèques ou de l'artiste joaillier ; elle a su se faire inviter dans la famille d'un chauffeur de taxi ou de la femme de chambre de son hôtel ; elle leur a envoyé des photos et de petits cadeaux .

Elle a aimé aussi , dans les villages de vacances , lâcher sens brides ses plus fous instincts. Elle a fréquenté assidûment des clubs de yoga, des salles de gymnastique, des sociétés savantes, des cycles de conférences , des séances commentées de cinéma d'essais , des concerts pop .

Elle a été responsable syndicale dans son administration ; elle a activement milité politiquement, on l'a pressentie (comme on dit ) lors d'élections municipales . Elle a vécu .

Et  peu à peu (fut-ce par morosité d'une ménopause inéluctable ? par un lucide détachement d'activités qui apparaissaient maintenant futiles ? ou par fatigue physique tout bêtement ?) elle se sépara discrètement du monde des autres, de sorte que nul ne remarqua son retirernent progressif. Et l’oubli, lentement, lourdement , sans soubresauts intempestifs , la recouvrit bientôt de son épais tissu. Sa famille , bien sûr , pense encore parfois à elle ; une fille a maintenant bien réduite : une jeune nièce, son mari et leurs deux enfants. Ils ne lui rendent visite, poliment, qu'en ces circonstances qu’habituellement on considère inévitables : fêtes rituelles, anniversaires. Charline, elle , ne va jamais les voir

Et il leur faut un courage certain pour venir l'affronter dans sa forteresse de livres et de disques , où elle les reçoit , tapie au plus profond de son plus creux fauteuil , au plus sombre de l'angle le plus reculé de la pièce , les laissant sous le faisceau brutal d'un gros lampadaire . Depuis plusieurs années, ils t'emmènent plus leurs enfants avec eux.

Ils souffrent, bien entendu, de son refus de contact, de son attitude de rejet. Ils ont donc décidé qu'elle était malheureuse d'une solitude qui lui pesait, mais où son orgueil la retenait prisonnière. Assez peu logiquement, ils en prenaient pour preuve le négligé, l'incohérence habituelle de sa vêture.

 

 

               Charline, pendant trente ans , a adopté passionnément toutes les modes , les plus folles et les plus 1aides, les               plus joyeuses et les plus ternes ; elle a aimé aussi les tenues conventionnelles , le strict costume tailleur du bon goût éternel, les corsages aux dentelles bouffantes et l'impeccable smoking masculin . Comme elle fut grassouillette à vingt ans , svelte à trente , replète à cinquante , qu'elle a maigri de façon impressionnante depuis quelque mois ( sans eue ceci paraisse en rien l' émouvoir,, elle sait toujours , depuis sa retraite , trouver dans ses penderies ou ses coffres , quelque vêtement à sa taille assemblant au hasard ses trouvailles , un pantalon de skis aux rayures mauves et jaunes à un étroit ,débardeur bleu ciel , un jean à une chemise à jabot , une robe de soirée élamée or à un gros pull de loup de mer ; un chapeau de feutre, un vieil imper s'il pleut .

" Tante Charline se nég1ige ".

Et cette année, le jour de Noël, la nièce et son époux lui ont apporté un petit chiot , un adorable caniche nain tout blanc , fronçant drôlement son imperti­nente truffe noire , offrant aux caresses son dos frétillant .

" Tu verras comme tu seras heureuse, Tantine"

Charline a. refusa  sèchement le cadeau, mais sa nièce n'a pas voulu le reprendre, affirmant qu'avant la fin

de la soirée le petit diable aura séduit la vieille solitaire, qu'elle lui deviendrait de plus en plus attachée et qu'il lui apporterait quelques longues années de bonheur et d’affection.

En fait, le petit diable passa la nuit enfermé dans la cave. Et, dès le point du jour, la vieille
solitaire le traina, au bout d'une ficelle, vers le logis de ses neveux. Hélas, ils étaient déjà partis en vacances et Charline, après avoir attaché le petit chien à la grille de leur jardin, rentra chez elle ruminant sa légitime colère, furieuse de l'odieux chantage à l'affection que constituait ce cadeau forcé.

"M’offrir un chien ! m'offrir une bête sans intelligence, une chose incapable de progrès incapable de penser et de juger , incapable de m'aimer d'un véritable amour , d'’un amour lucide et critique , d'un .amour que j'aurai dû mériter.

" C'est un enfant qu'il fallait m’offrir, un enfant à qui j'aurais su apprendre à devenir ce que doit être un homme, ce à quoi doit parvenir un être humain , une merveilleuse harmonie d'amour d'intelligence et de beauté , un être suprême , une âme universelle , la conscience absolue qui transcende l'univers l'égal d’un dieu.

" Qui me donnera un petit enfant ?"

Il est vrai que Charline, la solitaire, aime la compagnie des enfants. Dans le petit square       à deux pas de chez elle, elle va souvent leur parler , leur raconter les histoires qui l'ont charmée quand elle était petite fille et qu'ils ne trouvent pas belles car elle ne sait pas les raconter , se mêler maladroitement à leurs jeux en adulte qui ne comprend plus rien aux plaisirs des enfants.

Et les mères, un peu angoissées, n'osent guère intervenir auprès de leur voisine, cette vieille femme étrange qui a laissé, pour un instant , sur le banc quelque livre au titre inquiétant .Et , bien souvent , quand Charline arrive , le square se vide devant ses pas . Irait- on pas voir en elle une sordide voleuse d'enfants ?

 

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